Oeuvres récentes
« La question de la place de l’idéologie de la peinture dans la structure sociale entraîne inévitablement le peintre à se poser la question de la spécificité de son travail […], de l’histoire et du rôle de cette spécificité ; autrement dit à se déplacer dans une histoire stratifiée dans ses dévoilements comme dans ses refoulements, à se penser dans la dialectique des strates sédimentaires et métamorphiques qui le constituent non pas seulement dans le réel mais comme réalité dans son rapport au réel. La peinture moderne française après Braque et Picasso s’est coupée, dans l’académique École de Paris, de l’histoire des forces contradictoires qui l’avait produite ; ce que j’essaie de signaler ici, c’est que nous assistons aujourd’hui en peinture comme en littérature ou en musique, au retour en force des «monstres» de l’histoire, et à la naissance des fortes réalisations que l’on peut toujours attendre de la lutte avec ces «monstres». La question de la place et du rôle de la peinture dans la structure sociale réintroduit le travail de Louis Cane dans une problématique historique que ses aînés ont en France refoulée. Ce qui logiquement au départ s’articule pour lui sur la perspective étroitement française de l’activisme avant-gardiste des peintres de la fin des années 50, se trouve déplacé sur la mise en relief du rôle idéologique des formes symboliques dans l’histoire.
[…] Je lirai cette intervention de Louis Cane de la façon suivante : ce que la peinture tend à faire connaître c’est que le nouvel espace formel symbolique qui est le sien n’est pas un élément de décoration, mais un élément de connaissance qui peut bien entendu s’accrocher sur le mur, mais dans la seule mesure où on le pénètre comme connaissance, c’est-à-dire dans la mesure où, au moment où on le regarde, on est conscient qu’on l’a aussi bien sous les pieds que sur la tête : qu’on est dedans. Pourquoi Pollock et après lui tant d’autres peintres modernes peignent-ils aussi bien devant eux que sous eux. (« à plat ») ? Pour des raisons techniques sans doute, mais pourquoi ont-ils besoin d’en passer par ces techniques ? Et que vivent-ils quand ils se trouvent ainsi peignant, sinon le fait d’être dans la peinture, dans le savoir-peint du rôle de l’espace symbolique qu’ils représentent, de l’espace où ils vivent ? […]
Privé de son support didactique, anecdotique, le découpage formel devait évidemment tôt ou tard mettre en scène l’accentuation d’un élément spécifiquement pictural : la couleur. Ce qu’il fallait alors voir, c’est que le déséquilibre (et la toute nouvelle proposition d’équilibre – d’une nouvelle sorte d’équilibre) pro- duit par la toile présentée à terre était le fait d’une nouvelle mise en espace faisant appel à l’accentuation de la couleur. Si l’on envisage le double rapport ici proposé dans un ordre qui n’est pas négligeable : 1) toile sur le mur comme déception spéculaire, 2) toile au sol comme déséquilibre du sujet spéculaire – il faut aussi penser que cette déception et ce déséquilibre se produisent dans le réel, que c’est la rencontre du sujet (de l’amateur) avec cette réalité autre, surprenante, que lui pro- pose la peinture, qui détermine le faux pas (le faut pas) et le déséquilibre. Bien entendu nous vivons et nous pensons cet équilibre auquel nous sommes si habitués, que nous croyons ne pas y penser, et de la même façon nous pensons, nous sommes mis dans l’obligation de penser cette rencontre avec ce réel peint qui vient bouleverser notre équilibre naturel. […]
Les toiles qu’expose aujourd’hui Daniel Templon démontrent magnifiquement le chemin que peut prendre la résolution d’un tel conflit dans le ressaisissement des forces qui le constituent. Le conflit formel se dénoue et se déploie dans le seul espace qui puisse lui donner la mesure des forces subjectives qui évidemment, de multiples façons, l’investissent : la couleur […] et son excès qui vient flamber les formes […].
Marcelin Pleynet, art press, mars 1973