Essai
L’historienne Anna Maria Guasch s’intéresse à l’appropriation critique, la traduction comme acte de résistance, et la théorie du déplacement à l’œuvre dans This Land is your Land, installation de Iván Navarro, exposée à Art-OMI aux Etats-Unis.
L’appropriation est une des constantes qui traversent de part en part l’œuvre d’Iván Navarro, artiste chilien basé à New York. Une appropriation critique qui suppose non seulement une radicalisation du recours à la citation ou à l’allusion (l’œuvre de Navarro regorge d’allusions à plusieurs artistes incontournables de l’art moderne nord-américain, de Frank Stella à Dan Flavin, en passant par Bruce Nauman ou Jenny Holzer), mais aussi une posture constante de révision, de relecture d’une réalité donnée, de prise de conscience des systèmes d’exposition et de réception de l’œuvre d’art, ainsi qu’un rapport au contexte institutionnel et au discours historique tel que déterminé par l’artiste.
Mais dans les processus de création de Navarro, cette « appropriation » ne fait sens qu’à l’aune d’une certaine théorie du « déplacement » ou de la « distanciation ». Les apparences sont trompeuses. Les néons ne sont pas minimalistes, ils n’obéissent à aucune esthétique processuelle, leurs structures géométriques ne se conforment pas au dictum selon lequel « tout ce qu’il y a est tout ce que vous voyez ». Pour Navarro, c’est précisément le déplacement qui le libère du formalisme abstrait et qui permet à chacune de ses œuvres de revêtir une valeur de métaphore spatiale destinée à exprimer les rapports entre pouvoir et connaissance. Nous nous risquons à affirmer que, à l’instar de l’œuvre pseudo-abstraite de Peter Halley ne pouvant être comprise qu’à la lumière des théories foucaldiennes de la surveillance et de la punition, les sculptures lumineuses et les installations pseudo-formalistes d’Iván Navarro doivent être appréhendées à travers le prisme du théâtre épique de Brecht, en particulier de sa stratégie du déplacement (également adoptée par certains créateurs contemporains dont Krzysztof Wodiczcko avec ses installations publiques). Les œuvres de Navarro appellent ainsi à une modification radicale de la perception habituelle que l’on peut en avoir. Dans les œuvres publiques de Wodiczcko comme dans celles de Navarro, le spectateur demeure incertain du caractère naturel du nouveau « corps » qui lui est présenté. La réception s’en trouve interrompue.
À la manière du théâtre épique de Brecht où le dramaturge remet en question un processus centré sur les émotions du spectateur par le biais de « l’effet de distanciation » – distancier le spectateur du drame auquel il assiste et le projeter dans une vision idéologique du monde et de la vie (Weltanschauung) – l’œuvre de Navarro se distancie également de l’esthétique complaisante et nous projette dans un « effet de mémoire » où le personnel se superpose au collectif, à l’historique et au social…
L’œuvre This Land is Your Land illustre bien cette approche. Cette installation publique conçue à l’origine pour le Madison Square Park de New York (présentée ensuite en de nombreux autres lieux : Dallas, Caroline du Nord, Chicago, Busan, Séoul, Arkansas, entre autres) inclut trois réservoirs à eau (rappel de ceux peuplant le paysage new-yorkais) dont l’intérieur présente des textes inscrits à l’aide de néons. Ces réservoirs et leur texte puiseraient leur source dans le titre de la chanson folk de Woody Guthrie datée de 1944 et inspirée de la musique « hobo » des travailleurs nomades de l’Amérique de la Grande Dépression. Une chanson écrite en réponse à God Bless America de Irving Berlin que Guthrie jugeait « irréele et auto-complaisante ».
Comme l’affirme Manuel Cirauqui, le commissaire de l’exposition A Silent and Impossible War, première rétrospective d’Iván Navarro organisée en 2015 au Chili, son pays natal, l’œuvre de Navarro fuit « l’irréel et l’auto-complaisant », en particulier « l’espace de l’art et de l’institution artistique, pour se mesurer à un contexte conflictuel, un désir de lutter contre l’institution, contre l’espace architectural et contre l’aliénation de la ville ». Les œuvres Death Row (2006-2009) et Reja CorpArtes en sont de bons exemples. Avec Death Row, l’artiste attribue une portée politique à l’œuvre abstraite d’Ellsworth Kelly (Spectrum V) en la projetant sur un couloir de la mort dans les prisons nord-américaines. Reja CorpArtes est une installation in situ dans laquelle le grillage s’écarte de son origine minimaliste pour soulever des questions de contrôle, de discipline et de punition, modifiant ainsi des éléments cruciaux et bouleversant la trajectoire initiale.
À cet égard, l’œuvre Your Land is Your Land invoque à nouveau la « théorie du déplacement », dans la mesure où elle réintroduit l’architecture froide et géométrique propre aux anciens modèles de l’architecture industrielle (avec une nouvelle référence formelle à la série photographique du couple allemand Becher) et la projette à un niveau social, politique mais aussi autobiographique : celle du citoyen né en 1972, durant les dernières années du gouvernement de Salvador Allende, quelques mois seulement avant le coup d’État militaire d’Augusto Pinochet, pour poursuivre avec le citoyen débarqué à New York en 1997, en quête de liens entre la chanson contestataire chilienne (« l’histoire de la musique en Amérique latine est bien plus intéressante que celle des arts plastiques » d’après Iván Navarro) et la musique folk américaine de Bob Dylan, Joan Baez ou Woody Guthrie.
Ses processus constants de reformulation (reframe) mettent en évidence la tendance d’Iván Navarro à emprunter un des tournants qui expliquent le mieux l’approche d’un grand nombre d’artistes contemporains : celui de la « traduction », une traduction envisagée tel un instrument pour créer des espaces de compréhension transversale entre les différents médias et les différentes cultures. La notion de « traduction » étant toujours à appréhender comme un acte de résistance à la lecture et à la matérialité du langage pris en compte, selon Emily Apter (The Translation Zone: A New Comparative Literature, 2013), comme une sorte « d’écoute-pensée » ou de « lecture-pensée ». En ce sens, Navarro figure aux côtés d’artistes comme Alfredo Jaar ou Krzysztof Wodiczcko parmi les créateurs ayant recours au concept de la « traduction » pour alimenter un discours autour des questions inhérentes à notre contexte mondial : diaspora, migration, exil, colonisation de l’autre.
Un « autre » qui se retrouve absorbé par l’emploi de mots au sein de ces tours cylindriques et par l’utilisation de néons et de miroirs qui génèrent des illusions d’optique, des reflets infinis, une sensation d’abîme, et proclament un désir presque utopique de voyage vers l’inconnu tout en donnant voix et vie à l’objet inerte. Des mots, des lumières et des miroirs qui font irruption dans l’espace public avec liberté et éloquence, pour lui insuffler une verbalité par-delà le silence de la sculpture ou du monument.
La notion de « traduction » étant toujours à appréhender comme un acte de résistance à la lecture et à la matérialité du langage
Un dialogue dépourvu de sons et de phrases argumentatives, seulement des mots, des mots de lumière qui semblent donner voix à ceux qui n’en ont pas (comme ces migrants errants en quête de travail sur une terre promise) et qui tracent une ligne discursive au-delà de toute rhétorique officielle, hégémonique. Navarro aime utiliser des mots courts tels que Me/We, Open/Ended, Bed, Bomb qui se multiplient grâce aux reflets des miroirs et agissent comme des blessures, des réverbérations ou des échos dans l’espace public, suscitant alors un dialogue citoyen capable d’activer une réflexion collective et de remettre en question le discours du pouvoir.
Concrètement, au sein des réservoirs de This Land is Your Land, Navarro déploie trois mots : Me, We, dans le premier ; Bed, dans le second et l’image d’un escalier dans le troisième. C’est lorsque le « moi » (« Me ») de l’artiste devient le « nous » (« We ») de la société (« Il n’y a jamais de moi sans nous », affirme Navarro). C’est lorsque le « lit » (« Bed ») – qui évoque l’idée d’un espace habitable et corporel et d’une poésie à l’œuvre entre le foyer et l’origine – transcende les limites du corps humain pour s’ouvrir au monde de l’infinitude du vide. Un vide presque métaphysique dont témoigne l’escalier du troisième réservoir, symbole d’une croissance sans fin. Et tout cela à partir d’une superposition de significations allant au-delà de l’esthétique et de l’artistique, voire de l’autobiographique.
Tout en interrogeant les sphères du pouvoir, Navarro investit les objets du quotidien, explore l’électricité à des fins esthétiques et politiques, utilise les mots sans renoncer au sens du spectacle ou de la pédagogie en s’adressant au spectateur.
Dans le contexte mondial contemporain, il existe un certain nombre d’artistes, et parmi eux Iván Navarro, qui oeuvrent comme des agents historiques de la mémoire en opposition à l’amnésie et à la destruction : des artistes en quête d’actes de mémoire. This Land is Your Land fonctionne effectivement comme un « acte de mémoire », individuel et collectif, appréhendant la mémoire depuis une perspective interdisciplinaire.
‘This Land is Your Land’, Art-OMI Sculpture & Architecture Park, Ghent, NY (USA), jusqu’à 2024.
Anna Maria Guasch est enseignante en Histoire de l’art à l’Université de Barcelone (Espagne), critique d’art et commissaire d’exposition. Elle a publié de nombreux ouvrages dont The Codes of the Global (2018), The Turns of the Global (2019) and Derives. Critical Essays on Contemporary Art (2022).