Essai
Romain Mathieu donne libre cours à des recherches inattendues autour de la figuration chez Claude Viallat, l’un des fondateurs du mouvement Supports/Surfaces.
Écrire sur l’œuvre de Claude Viallat, c’est se confronter à une peinture qui ne cesse de déborder les commentaires qu’elle suscite. Primitiviste, la peinture de Viallat peut aussi prendre des accents pop ou kitsch sur des tissus pailletés dont elle joue admirablement des luminosités colorées. Remarquablement ascétique dans l’alignement monochrome des formes de certaines œuvres, elle revêt également une véritable luxuriance décorative. L’expansion des formats se traduit par une occupation de l’espace, une stratégie de recouvrement qui se trouve immédiatement contredite par les filets, cerceaux ou fins rubans dans lesquels la peinture se constitue par les espaces en creux qu’elle dessine. Si elle excède ainsi chaque lecture, ce n’est pas seulement par l’immense production de toiles et d’objets mais parce qu’elle rejette les antinomies et donc les catégories dans lesquelles on pourrait la circonscrire, de manière finalement comparable au cadre que l’artiste a aboli en déconstruisant le tableau de chevalet. Excéder le commentaire est finalement la caractéristique de toute grande œuvre mais cette dimension prend chez Claude Viallat un aspect particulier tant elle a pour principe ce retournement de l’endroit et de l’envers, à l’image du recto et du verso du support, se rejouant ainsi constamment, à la fois revenant sur elle-même dans un mouvement que l’artiste nomme lui-même comme « spiralé » et se nourrissant de tout ce dont elle peut se saisir.
Il s’agit en effet, par l’empreinte, de saisir, de saisir en peinture, de faire advenir dans la peinture une multiplicité de supports qui semble illimitée. Il n’est pas indifférent que Claude Viallat ait d’abord pensé à la main comme forme première – cette main préhensile s’est ensuite apposée sur des galets et des bois – avant de choisir une forme plus neutre, dépourvue de dimension symbolique et se refusant à la nomination. Il y a quelque chose de gargantuesque dans l’œuvre de Claude Viallat, un mouvement qui aspire les matières, les formes et les couleurs mais aussi l’histoire de l’art et jusqu’à ses propres peintures, refaisant depuis quelques années autrement ce qu’il a fait précédemment. Mais au centre de cette dynamique d’ingestion et de digestion, on ne trouve pas tant l’artiste, dont l’effacement au profit du seul processus pictural a été parfaitement imagé dès 1974 par la publication d’une photographie de Viallat lors d’une course libre sortant de l’objectif et laissant le taureau seul dans l’arène [1]. Non, le ventre de la peinture de Viallat, ce centre d’un mouvement spiralé, c’est bien davantage l’atelier que le corps de l’artiste habite.
Claude Viallat vit et travaille à Nîmes. La biographie d’un artiste commence traditionnellement, avant la liste de ses expositions, par cette indication assez abrupte d’une localisation dont on ne sait souvent si elle a une valeur administrative et pratique ou si elle pourrait prendre une quelconque signification. Mais, au sujet de Claude Viallat, ces quelques mots s’avèrent être une sorte de commentaire extrêmement ramassé de l’œuvre, mêlant la biographie, le travail et le lieu : l’atelier de l’artiste. L’exposition au Carré d’Art de Nîmes prend ainsi une valeur particulière et vient s’insérer dans une relation intime entre l’atelier et la ville.
Il y a quelque chose de gargantuesque dans l’œuvre de Claude Viallat, un mouvement qui aspire les matières, les formes et les couleurs…
Claude Viallat vit et travaille à Nîmes. La biographie d’un artiste commence traditionnellement, avant la liste de ses expositions, par cette indication assez abrupte d’une localisation dont on ne sait souvent si elle a une valeur administrative et pratique ou si elle pourrait prendre une quelconque signification. Mais, au sujet de Claude Viallat, ces quelques mots s’avèrent être une sorte de commentaire extrêmement ramassé de l’œuvre, mêlant la biographie, le travail et le lieu : l’atelier de l’artiste. L’exposition au Carré d’Art de Nîmes prend ainsi une valeur particulière et vient s’insérer dans une relation intime entre l’atelier et la ville.
L’atelier est précisément cet endroit où se rencontrent le dedans et le dehors. Il est cet espace clos, en retrait de la rue, habité, transformé par l’œuvre du peintre avec, accrochés au mur, sur le sol ou dans l’espace, des toiles et des objets récents mais aussi des réalisations plus anciennes qui constituent çà et là des affleurements de la mémoire. Il est également cet endroit où affluent tissus, toiles et objets récoltés par l’artiste ou apportés par des proches, dans une sorte de circulation souterraine qui relie l’atelier à la ville et, par capillarité, au monde. C’est une pluralité de traces de vies, d’histoires individuelles et collectives qui viennent s’échouer dans ce lieu et qui deviennent peintures, à la manière des bois flottés qu’utilise fréquemment l’artiste pour des objets et qui proviennent des grandes étendues des plages de Camargue où le mélange du sel, de l’eau et du vent use les formes.
L’autre flux qui relie l’atelier à la ville est bien sûr celui de la corrida, mais peut-être ne faudrait-il pas le distinguer et le saisir comme un élément parmi d’autres de cette circulation, simplement plus intense, à la fois par la passion qu’elle anime chez l’artiste et par son inscription dans la ville. Ici aussi, les peintures de tauromachies, sur leur support précaire, comme une sorte d’impulsion figurative première et nécessaire, s’accompagnent d’objets ramassés et collectionnés, indiquant un lien, pour qui en douterait, entre ces productions et le reste de sa démarche.
À travers cette collecte qui s’opère dans l’atelier, l’usage des formes par le temps et par la vie humaine est relevé, par l’assemblage pour les objets et par la peinture pour les tissus. Relever, ne signifie pas ici anoblir mais transformer, montrer ce qui est présent à travers un nouveau regard, une nouvelle expression. C’est à la fois révéler un passé et donner une nouvelle existence dans le présent. Toiles de tentes, parasols, rideaux, culs de fauteuil, toiles de store, draps, robes… la liste ne saurait être exhaustive de ces tissus chargés d’histoires, de lieux, d’époques, d’esthétiques aussi avec les désirs qui les ont portés, et chacun selon son vécu pourra « reconnaître » certaines de ces étoffes. Au hasard : draps d’enfant à motifs des années 1980, tissus pour robe zébrée, rideaux de grands-parents, terrasses de cafés protégées du soleil… La peinture ne recouvre pas, elle s’imprègne, elle fait avec, avec les formats parfois complexes devenant des espaces picturaux, avec les motifs, avec les matières, réagissant différemment au passage de la couleur. Dans ce flux de vie, l’histoire de l’art se mélange au banal comme en témoignent les nombreux Hommages de l’artiste qui se révèlent dans la relation de la peinture et des matériaux, comme cet Hommage à Zeuxis comportant le motif d’une grappe de raisin sur le tissu. On pourrait être tenté de rapprocher cette utilisation des matériaux du collage, que l’artiste a d’ailleurs pratiqué dans des papiers antérieurs à l’adoption de sa forme en 1966. Néanmoins, le collage repose sur l’intégration au tableau de fragments qui gardent leur altérité comme intrusion du réel dans le cadre. Chez Claude Viallat, cette distinction s’efface : le support est un matériau de la peinture. Au collage l’artiste préfère le raboutage : c’est-à-dire la mise ensemble de fragments qui deviennent peinture.
La peinture de Claude Viallat se présente comme un refus de l’image pour la seule réalité du « travail », à l’exception des œuvres tauromachiques. Elle semble donc bien éloignée de toute forme de réalisme. Pourtant, en quittant l’atelier de Claude Viallat, après avoir regardé les œuvres se déployer, se déposer sur le sol et découvrir leurs couleurs, après ce moment extraordinaire d’éclosion de la peinture par le passage du plié au déplié, on peut songer à un autre atelier célèbre de l’histoire de l’art : celui de Gustave Courbet et sa représentation par le peintre [2]. Dans ce tableau, Courbet peint librement un paysage, une femme dévêtue à ses côtés et un enfant regardant son œuvre tandis que l’artiste est entouré de la société de son temps, de ses proches comme de personnages de la vie commune. Au sujet de ce tableau, Courbet déclara : « C’est le monde qui vient se faire peindre chez moi [3]. »
Chez Claude Viallat, nulle représentation bien sûr, mais le monde vient également, de manière littérale, « se faire peindre ». En 1861, Courbet écrit : « Je tiens à dire aussi que la peinture est un art essentiellement concret et ne peut consister que dans la représentation des choses réelles et existantes. C’est une langue toute physique, qui se compose, pour moi, de tous les objets visibles, un objet abstrait, non visible, non existant, n’est pas du domaine de la peinture. L’imagination en art consiste à savoir trouver l’expression la plus complète d’une chose existante, mais jamais à supposer ou à créer cette chose même [4]. » Il ne fait aucun doute que pour Claude Viallat la peinture soit un art absolument concret mais « trouver l’expression d’une chose existante » est aussi une définition extrêmement pertinente de la peinture de l’artiste dans la relation entre la couleur et le support.
Si le terme de « réalisme » est très ambigu – cela fut d’ailleurs relevé par Courbet lui-même et on se permet d’en jouer également ici – il est corrélé à une exigence de vérité pointée par les critiques du peintre d’Ornans lors de la présentation de L’Atelier : celui-ci serait davantage « soucieux de vérité que de beauté [5] ». L’exigence de vérité, on la trouve aussi chez Claude Viallat, elle est une impulsion essentielle à la remise en cause du tableau comme scène et à l’identification de la peinture comme processus matériel. Mais cette vérité réside aussi dans cette relation au réel avec laquelle se constitue la peinture de Claude Viallat. Peut-être que ce sont les œuvres tauromachiques qui expriment cette sommation du réel de la manière la plus directe, non parce qu’elles font images mais parce que, dans la répétition du motif du taureau, comme une effraction du réel dans la peinture, se noue cette exigence de vérité. Dans la tauromachie, la confrontation avec le taureau est tout entière empreinte de vérité, « dans l’arène tout est pour de vrai » constate le célèbre torero José Tomás [6]. Comment pourrait-il en être autrement dans ce moment où l’homme se met entre les cornes du taureau, au risque de sa vie, et où la réalité nue et sanglante s’impose ? Paco Aguado remarque néanmoins qu’à « chaque torero sa vérité, et donc une infinité de vérités dans le toreo : éphémères ou éternelles, légères ou profondes, festives ou tragiques, évidentes ou discrètes, dures ou délicates, nerveuses ou pausées, baroques ou néoclassiques, avant-gardistes, tremendistes, artistes, guerrières, hérité du Gallo ou de Belmonte… et toutes exigent de ceux qui les exposent sur l’échiquier de sable une sincérité brute ; celle-là même que réclame le juge infaillible qui surgit chaque après-midi dans notre inconscient depuis l’obscurité du toril [7] ». Dans l’insatiable répétition de l’acte de peindre, les toiles de Claude Viallat ne cessent de mettre en jeu cette vérité multiple par laquelle se donne le réel : dépouillée ou luxuriante, grave ou festive, sérieuse ou ironique, mélancolique ou gaie, solaire ou nocturne, inquiète ou insouciante, féminine parfois, érotique souvent. L’œuvre de Claude Viallat, parmi les nombreuses lectures possibles qu’elle offre, est une réponse à cette aspiration fondamentale de la peinture à dépeindre le monde. Si l’atelier de Viallat est une arène, ce n’est pas en référence à un quelconque combat – selon l’image utilisée pour les artistes de l’action painting – mais parce qu’une telle aspiration requiert la sincérité la plus grande avec ce monde qui entre et qui devient peinture. C’est avec cette sincérité que la peinture de Claude Viallat trouve l’expression la plus juste de ce qui existe et qu’elle est, à sa manière, une peinture d’histoire, de nos vies individuelles et collectives.
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Claude Viallat, ‘Et pourtant si…’ Carré d’Art, Nîmes, France, 27 octobre — 11 février 2023.
Claude Viallat, ‘A Couple of Sidesteps’ Templon Brussels, jusqu’au 4 novembre 2023.
Claude Viallat, ‘Hommage à la couleur. Toiles 1966 — 2023’ Templon Paris, 8 novembre — 3 décembre 2023.
ROMAIN MATHIEU est historien de l’art et critique d’art. Il enseigne à l’école supérieure d’art et design de Saint-Étienne et à l’université Aix-Marseille. Il a publié de nombreux textes, en France et à l’étranger, sur des artistes contemporains et sur l’art des années soixante et soixante-dix. Il est un contributeur régulier de la revue Art press et a été co-commissaire en 2020 et 2022 de la Biennale Artpress. Il a été le commissaire de l’exposition ‘Supports / Surfaces – les origines 1966- 1970’ au Carré d’Art de Nîmes en 2017.
[1] Course libre bullfight, Aubais, 1969, photographie d’Henriette Viallat, dans Claude Viallat, catalogue d’exposition, musée d’Art et d’Industrie, Saint-Etienne, 1974.
[2] G. Courbet, L’Atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique, 1855, huile sur toile, 359 x 598 cm, Paris, musée d’Orsay.
[3] P. Ten-Doesschate Chu, Correspondance de Courbet, Paris, Flammarion, 1996.
[4] Gustave Courbet, Peut-on enseigner l’art ?, (1861), Paris, L’Échoppe, 2016.
[5] Théophile Gautier, “Salon de 1850-1851, M. Courbet,” fourth article. La Presse, 15 février 1851.
[6] José Tomás, Dialogue avec Navegante, FTraduction française par François Zumbiehl, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2013.
[7] Paco Aguado, “Vérités sur le sable de l’arène,” Traduction française : François Zumbiehl, dans José Tomás, Dialogue avec Navegante, op. cit.
Claude Viallat est né en 1936 à Nîmes, où il vit et travaille aujourd’hui. Il est l’un des fondateurs de « Supports/Surfaces » dans les années 1970, mouvement qui appelle à un renouvellement de l’art par la remise en question des matériaux traditionnels. Viallat commence ainsi à travailler sur des bâches industrielles, sur lesquelles il répète à l’infini une même forme abstraite, sorte d’osselet devenu sa signature. Répété au pochoir sur divers supports, ce motif ouvre une réflexion sur le sens du geste créatif et le statut « d’œuvre d’art ».