Essai
Orsten Groom est pour bien des raisons dans la lignée des premiers artistes paléolithiques, maîtres de la peinture et du dessin pariétal.
Ce figuratif est un descendant filial de Chauvet et de Lascaux.
Comme pris soudain de vertige, les images des grottes ornées m’assaillent et déambulent dans tous les recoins de mon esprit après de longues années de fréquentation assidue des expressions graphiques qu’elles conservent.
Qu’est-ce ce qui relie ces deux types d’œuvres de façon si féconde à mes yeux ? La peinture dévoile des figures qui ne sont pas directement issues du monde contemporain.
Les éléments historiques et mémoriels mobilisés nous mettent face au destin singulier du peintre. Derrière un titre qui la plupart du temps en « détourne » hermétiquement le sens, ses compositions sont le résultat d’une réflexion qui revisite des images et des connaissances largement partagées, ainsi de la série CHROME DINETTE dont la thématique transhistorique de Moïse à Sigmund Freud récapitule 5000 ans d’histoire.
Il y a plusieurs centaines de milliers d’années, la parole et le langage interviennent de façon déterminante dans l’histoire humaine en fournissant les bases d’un partage social de la connaissance ; le langage devient le ciment de la sociabilité chez les humains.
Son expression, la parole, est porteuse du décisif progrès de dématérialisation de l’objet. En le nommant, le remplaçant par un vocable sonore dans le monde physique, l’objet est signifié par un symbole. Une vie symbolique s’offre dès lors à l’objet dans la pensée et les œuvres des humains.
Peu à peu au rythme lent de l’évolution et du perfectionnement des langues, les objets du monde trouvent une place dans la forêt de symboles des langages.
Un univers parallèle au réel devient de plus en plus consistant à mesure que la pensée symbolique s’affine.
Vers 50 000 ans, Homo sapiens invente la figuration.
Autrement dit, tout humain est dès lors en capacité de donner à tout cheval une robe colorée, des sabots brillants, une crinière fluide flottant au vent et ce, sans recours à la parole, aux mots, aux longues sentences descriptives, aux jérémiades de la langue, pour associer une vision à une évocation nominale.
La figuration change la communication chez les humains.
Aujourd’hui encore cet évènement est resté inégalé.
Dès son origine, la figuration est une déferlante ; toutes les expressions sont testées, inventées, portées à un haut niveau de savoir- représenter.
Avec elle apparaissent spontanément des savoir-faire spécifiques aux potentialités stupéfiantes.
Les techniques graphiques donnent corps aux premiers dessins, gravures et peintures sur les parois des cavernes et les matières osseuses.
Ces premières figurations découvertes depuis le milieu du XIXe siècle ont nourri nos rêves d’homme préhistorique.
Pour nous des siècles modernes, elles ont fixé la silhouette du mammouth, du rhinocéros laineux et de l’ours des cavernes, tous ces disparus de l’âge de pierre.
Elles ont aussi donné des visages, coiffures, attitudes, à ces femmes, hommes et enfants que nous n’avons jamais vus. Ces figurations animales et humaines, si rares et si précieuses, déterminent notre imaginaire.
Longtemps avant de rencontrer Orsten Groom j’ai fréquenté ces périodes et me suis familiarisé avec les techniques, la culture matérielle et les œuvres figuratives des Paléolithiques, nos ancêtres très éloignés.
Ces Autres d’ailleurs et d’avant, ces différents de nous qui inventèrent le premier art figuratif.
Un art qui conserve une large part de mystère du fait qu’il nous touche sans recours à une quelconque connaissance puisqu’il nous parvient du fond des âges.
Nous pouvons gloser sans fin mais seule une fréquentation sensible peut nous le rendre accessible.
C’est déjà beaucoup mais malheureusement le silence qui l’entoure, le silence de ces symboles si puissants et ancestraux nous effraie toujours.
« La peinture est muette » affirmait résolument Maurice Merleau-Ponty.
Très tôt j’ai été subjugué par ces réussites formelles qui étaient déjà accomplies, au sens artistique contemporain, alors qu’elles naissaient.
À leur contact j’ai ressenti la nécessité, pour les appréhender, d’être particulièrement attentif à la matérialité de telles œuvres, à leurs techniques qui, premières, étaient seulement issues d’inspirations originelles.
Des expressions que nous qualifions aujourd’hui d’artistiques étaient alors régulièrement inventées, oubliées puis réinventées, la communication étant aléatoire et de faible intensité dans un contexte démographique encore extrêmement bas dans toutes les aires peuplées de la planète.
La peinture d’Orsten Groom n’est en outre pas éloignée du pariétal paléolithique pour une autre raison.
Ses compositions, étendues telles des parois, sont peuplées d’une multitude de formes qui relèvent toutes du principe de superposition.
Elles conservent les traces des étapes de réalisation qui accompagnèrent la réflexion du peintre.
« Le terme dédié à ces raisonnements entrelacés, ‘Fatras’, désigne également une forme particulièrement spécifique de poésies médiévales. Les Fatrasies empilent ainsi d’apparentes absurdités paillardes aux allitérations informes, qui codifient en réalité de façon cryptique des parodies hautement élaborées d’événements historiques. »
Le terme dédié à ces raisonnements entrelacés, ‘Fatras’, désigne également une forme particulièrement spécifique de poésies médiévales.
Les ‘Fatrasies’ empilent ainsi d’apparentes absurdités paillardes aux allitérations informes, qui codifient en réalité de façon cryptique des parodies hautement élaborées d’événements historiques.
Cette geste fatrasique double ici singulièrement le concept hégélien de Aufhebung, « dépassement qui contient le dépassé comme intériorisé », métabolisé dans son processus même. Le sens de l’histoire comme progression est ainsi battu en brèche.
Cette technique picturale cryptique (au sens de crypte) est primordiale au raisonnement d’Orsten Groom qui convoque des premières figures, puis transforme, dissimule et redécouvre des motifs à travers une épaisseur parfois importante de peinture.
Ces inépuisables superpositions qui conduisent au palimpseste final furent aussi à l’œuvre sur les parois de calcaire gravées des grottes ornées. Ainsi dans l’Abside de Lascaux où des milliers de figures animales sont imbriquées depuis des millénaires.
Toutes les grandes toiles narratives fortement architecturées d’Orsten Groom comportent d’innombrables figures partiellement perceptibles au sein d’une luxuriance de traces vivement colorées.
Ce sont de véritables parchemins à déchiffrer qui invalident toute potentialité interprétative, à l’instar de STENTOR ou EXOPULITAÏ.
Ce, d’autant plus que leurs titres (et même « noms », ou « Zamoks » comme l’artiste les désigne – ce terme signifiant à la fois le verrou et le château dans les langues slaves) concentrent leur sens cryptique comme un œuf empli à ras-bord ou une carte de l’oubli, découlant souvent d’enquêtes étymologiques.
Plus évidentes, les toiles qui s’inspirent de motifs directement sortis de l’art paléolithique pour autant que l’on soit en mesure de les identifier dans le « fatras » de formes, pour employer ce terme cher au peintre.
Tout comme les images évocatrices de maints récits traditionnels mythiques et religieux du monde eurasiatique qui inspirent le vaste triptyque LIMBE (« Limbe » au singulier signifie seuil, bordure).
Consacré à l’imagerie de l’enfance, des figures inspirées de l’art des grottes ornées y sont convoquées en bien plus grand nombre qu’il n’y parait.
Certaines sont mises en scène avec force, ainsi le Grand taureau noir de Lascaux qui affronte la surface jaune d’or de DIEZDZINA. Dans la série ODRADEK, inspirée d’un récit de Franz Kafka, les figures au contour linéaire si précis proviennent des tracés paléolithiques du sud-ouest de la France.
Dans FORTSCHRITT IN DER PAPAGEISTIGKEIT, au centre d’une extravagante composition dominée par des dieux égyptiens ailés, un magnifique ara bleu et jaune ostensiblement affublé d’une étoile de David et de petits personnages au visage d’Hitler, il faut distinguer, en noir, la fameuse silhouette anthropomorphe mi humaine- mi animale du Sorcier de la grotte des Trois Frères en Ariège.
Dans HEPHARCHERON on remarque, entre autres éléments, des formes humaines verticales en teintes claires et une puissante face animale noire.
On ne perçoit que dans un second temps ce que représente le réseau de lignes courbes au tracé épais qui confère un sens au tableau : le premier affrontement figuré entre un animal et un humain qui nous est parvenu de la préhistoire.
La Scène du puits de Lascaux fut peinte il y a 23 000 ans au fond d’une anfractuosité avec un épais et grumeleux pigment de noir de manganèse, qui est bien évoqué par celui de la toile.
« Cette technique picturale cryptique (au sens de crypte) est primordiale au raisonnement d’Orsten Groom qui convoque des premières figures, puis transforme, dissimule et redécouvre des motifs à travers une épaisseur parfois importante de peinture. »
Quand Simon Leibovitz ne rêve pas d’art paléolithique et ne peint pas, il dessine.
Quand il n’en a pas les moyens, en voyage par exemple, pour animer des étoiles dans les yeux de son enfançon, il découpe de magistrales formes dont les contours feraient pâlir les maîtres de Lascaux ou d’Altamira.
Le peintre est père.
Évènement majeur d’un parcours affectif. Depuis, sa peinture s’est ouverte à l’enfance comme point nodal, historiquement originel.
Celui-là même qui, comme Rilke l’écrivait, « fait remonter tout ce qui jamais fut enfance, un ancêtre plus vieux que tout ce que nous avons jamais été. »
Ce point de vue établit une subtile et fondamentale filiation entre enfance de l’homme et enfance de la peinture. Merleau Ponty (encore lui ) écrivait en 1950 dans La Prose du monde « Chaque peinture nouvelle prend place dans le monde inauguré par la première peinture ; elle accomplit le vœu du passé… »
En 2022 cette primordiale place de l’enfance comme pré-histoire est le thème d’une exposition à Cannes.
Le texte du livre LIMBE [ Le Vroi dans la Nuit ], révèle ces pans de la pensée du peintre dans son siècle par cette interrogation : qui est le plus enfant du monde ? Le plus ancien, l’ancestral (le paleo) ou le neo, le nouveau-né ?
Que se passe-t-il quand ils se retrouvent sidérés face à face ?
En 2024, la rétrospective VOLCAN DU COMA, retrace quant à elle ce parcours pictural intime depuis la perspective amnésique d’un point originel de son passé.
Toiles anciennes et récentes se conjuguent au musée Paul Valéry de Sète, lieu de turbulences marines et espace propice aux transformations ainsi que le sont pour les peuples amérindiens les bordures marines, limbes, rives et cours d’eau.
Cette peinture est du monde inactuel comme fleuve d’origine.
Jean-Michel Geneste est archéologue du Paléolithique, conservateur général du patrimoine honoraire. Ancien directeur des recherches de la grotte de Lascaux, Jean-Michel Geneste s’est attaché à l’étude archéologique des grottes ornées. Il a dirigé le programme d’étude pluridisciplinaire de la grotte Chauvet-Pont d’Arc jusqu’en 2018 tout en coordonnant également des programmes de recherche archéologique en France, Russie, Ukraine, Afrique du Sud, Papouasie Nouvelle-Guinée, au Canada et en Terre d’Arnhem. Il a dirigé l’édition d’ouvrages sur le Paléolithique et l’art rupestre, publié un grand nombre d’articles et plus récemment Préhistoire. Nouvelles Frontières (Geneste, Grosos, Valentin, Editions de la MSH, 2023). Il s’attache en outre à la médiation de la préhistoire par le biais de l’audiovisuel et des nouvelles technologies.
Né en 1982 en Guyana, Orsten Groom est un artiste pluri-disciplinaire d’origine russo-polonaise. À l’age de 20 ans, une rupture d’anévrisme le rend amnésique. Apprenant pendant sa convalescence qu’il venait d’intégrer les Beaux-Arts de Paris, il y retourne et embrasse une vocation de peinture envisagée comme récapitulation de la mémoire du monde entier.
Il se positionne dès lors comme artiste radicalement indépendant et développe un corpus qui intègre musique, films, sculpture et poésie.
En Décembre 2023, le musée Paul Valéry de Sète lui consacre la rétrospective VOLCAN DU COMA.