Poubelles organiques
C’est la salle entière de la galerie Iris Clert qu’Arman avait remplie de détritus — «propres» — il y a un peu plus de dix ans. […] Arman reprend aujourd’hui le même thème. Il améliore sa technique et enrichit paradoxalement d’un écrin de luxe les miettes d’une société dont l’opulence se mesure au vo- lume de ses résidus. Arman, qui a brisé et calciné des violons avec le raffinement d’une composition cubiste, accumulé les objets produits par l’indus- trie, et fait splendidement éclater des tubes de couleurs dans la masse cristalline de blocs de polyester, propose une série de « poubelles» comme œuvres d’art. En quelque sorte, les ramasse-miettes de cette société qui produit, consomme et détruit. Le processus se trouve symbolisé dans ces boîtes de plexiglas, […] pleins à ras bord de rogatons de ce que nous consommons. […] Les scories d’une société sont à son image. «Les pays industriels ont les mêmes poubelles», dit Arman. «Aujourd’hui, la Française res- semble à l’Américaine, parce que nous consommons, à peu de chose près les mêmes produits. Ce que nous fabriquons le plus par tête d’habitant, ce n’est ni l’acier ni le beurre, mais le détri- tus. » Il les a «statufiés» dans ces boîtes de résine de polyester pour en faire à la fois un constat et un instrument de « critique sociale», comme si elles devenaient les pièces à conviction de notre réalité pour les archéologues du futur. Et pour nous-mêmes, qui sommes nos propres archéologues devant un présent qui change. Finis les moyens «pauvres», Arman pare d’habits neufs son idée ancienne. Ses « poubelles» sont maintenant des objets de
luxe, richement emballés comme s’ils s’adaptaient au public américain, auprès duquel sa réputation s’est assise ces dernières années. […]
Pour fabriquer cette nouvelle série de « poubelles », Arman est dans son atelier de Saint-Paul-de-Vence comme à l’usine. Il dispose ses boîtes étroites de plexiglas transparent, prépare sa résine synthétique, […] y brasse ses scories et remplit ses réceptacles devenus les reliquaires d’une religion de la consommation.[…] Il veut montrer le fait brut. Et d’ail- leurs, «les choses s’arrangent entre elles… ». Les poubelles d’Arman finissent par res- sembler tantôt à un collage de Schwitters, tantôt à une «com- position» informelle. Momifiés, imputrescibles, inaltérables et stables, les détritus «statufiés» d’Arman changent de nature en changeant d’état. Ils finissent par devenir des images.
Mais après avoir amélioré leur « emballage», Arman déclare en avoir fini avec les « poubelles ». Il travaille aujourd’hui dans le béton avec quatre projets de décoration monumentale en relation avec l’architecture. Là aussi il procède par symbolisme élémentaire, noyant des objets dans le béton : objets mécaniques pour une sculpture qui doit décorer un institut technologique de Dijon; pièces de machines à coudre pour orner l’approche d’un quartier de l’industrie du vêtement aux Etats-Unis ; trois tonnes de téléphones immergés dans le béton pour une demeure au Maroc et, enfin, une pièce monumentale pour le nouveau centre administratif de la régie Renault, en construction à Boulogne-Billancourt.
Jacques-Michel, Le Monde, janvier 1974
Artiste franco-américain, Arman est né à Nice en 1928 et décédé à New York en 2005. Figure incontournable et membre fondateur des Nouveaux Réalistes, il utilise l’objet comme fondement d’une nouvelle esthétique. Peintre et sculpteur, connu pour ses « accumulations », il emploie directement des objets manufacturés. Questionnant la société de consommation et la perte d’identité de l’objet, son travail s’articule autour de deux axes : le besoin de conserver et celui de détruire.