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« La psychanalyse a surtout été utilisée comme une recette (par exemple, chez les surréalistes). Comment voyez-vous cette connaissance de la psychanalyse s’articuler à votre pratique picturale ?
Soulever le voile [des] motifs inconscients, retracer le parcours de la pulsion depuis son fond archaïque jusqu’à la surface consciente qui prend de cette façon une profondeur inouïe, c’est le travail de la peinture, c’est sa pratique et ça n’a rien à voir avec une quelconque représentation surréaliste de l’inconscient conçu comme substance, avec une quelconque mise en scène moderniste genre « body art» ou autre…
[…] La peinture consiste à tracer ce processus qui passe par ce qui a toujours été refoulé par la figure puis la forme : la couleur, fond pulsionnel sexuel à l’œuvre, en elle, qui la produit et produit le sujet en même temps et son langage. La pulsion sexuelle de l’homme est un montage hautement complexe, né de la contribution de nombreuses composantes et de pulsions partielles. Ces pulsions ont pour origine des excitations envoyées depuis les zones érogènes […] et qui servent à la vie sexuelle ; une partie de ces excitations est détournée des buts sexuels et dirigée vers d’autres buts, processus qui mérite le nom de « sublimation », comme dit Freud.
[…] Ce qu’une pratique matérialiste dialectique de la peinture doit faire, c’est, au lieu de s’en tenir à la sublimation visuelle, d’en parcourir le trajet qui va de l’érotisme anal plus particulièrement (jouissance de la perte de l’excrément qui est à la base du plaisir visuel, de la pratique picturale) à l’œil, la vision ; processus qui passe par la couleur comme signifiant le plus proche de cette vision sexuelle, mais qui est refoulé par l’obsession formelle ; le procès analytique de la peinture est donc celui- là : analité – œil – pensée. Procès de décharge de la pulsion qui passe par des formes mais ne s’y bloque pas. […] La peinture montre ce trajet qui est le processus même de la connaissance. C’est ce travail de la couleur qui se trouve évidemment confronté à toutes les résistances sociales, tous les refoulements sexuels ; refoulement qui trouve son comptant dans toutes les prouesses formelles, la couleur mécanique ou réduite, puisqu’elles sont chargées de censurer le fond pulsionnel sexuel de la couleur. Obsession formelle, cérémonial formel qui est le même que celui de toute religion ; voilà pourquoi l’art a beaucoup à « voir» avec la religion, et souvent la remplace.
Ce que la peinture peut et doit démontrer, si son but est autre que la reproduction de l’idéologie dominante ; ce qui est de toute façon l’avenir de la peinture, l’idéologie dominante qui la règle étant de toutes façon battue en brèche par cette science révolutionnaire qu’est la psychanalyse, qui, malgré toutes les réactions obscurantistes, est incontournable. »
Catherine Millet, art press, février 1974