Histoire

Gerard Titus-Carmel

Giant’s CAUSEWAY

13 – 3 février, 1970

Que est le lien entre l’utilisation des fruits artificiels et celle des odeurs ? Avec les bananes, mon problème était de cerner les rapports qu’il peut y avoir entre une conception « vraie » et une conception « fausse » d’une même réalité. A l’exposition Distances j’ai présenté un ensemble de soixante bananes dont une seule était vraie, mais le soir du vernissage, elles étaient encore toutes identiques. C’est-à-dire qu’on ne cherchait pas à savoir si elles étaient vraies ou si elles étaient fausses. Il y avait soixante bananes, c’est tout. Ce n’était que dans la mesure où l’une commençait à mûrir, à s’inscrire dans le temps et à en subir les conséquences en brunissant, en pourrissant, que l’on en déduisait qu’il y avait une vraie banane et que les autres, implicitement, étaient fausses. […]

Il y a donc deux modes d’approche, aussi subjectifs l’un que l’autre d’ailleurs : l’un, qui a été pour moi de me trouver un jour sur le lieu véritable (d’y avoir éprouvé une certaine émotion, mais là n’est pas le propos) et l’autre, qui réside dans son approche subjective – artificielle. Mais dans les rapports qui s’établissent entre une nature existante et sa volonté d’imitation qui, d’une certaine manière, la dépasse, il ne peut y avoir d’exacte corrélation. Mettre à jour cette forme d’évidence poétique entre deux acceptations de la réalité que sont le modèle et son propre dépassement. C’est dans la faille (modèle/imitation) qu’il y a possibilité de trouver une sorte de clivage d’où un phénomène poétique est à extraire. Plus c’est ambigu et subtil, plus c’est épidermique et plus la force poétique peut être vive.
Catherine Millet, Les lettres françaises, 14 janvier 1970

Marc Albert-Levin

Un printemps à New York

24 février – 14 mars, 1970

II est possible que pour un certain temps encore le mot reste irremplaçable, ne serait-ce que pour véhiculer les concepts neufs et établir le constat de leur existence. Il est certain, cependant, qu’en dépit du talent de quelques écrivains, la littérature n’a pas donné des oeuvres aussi actuellement fortes que peuvent l’être les tableaux de Klein ou de Raynaud et les films de Warhol et de tout le cinéma underground. La littérature d’esprit Pop art s’est vite avérée très inférieure aux créations plastiques dont elles voulait être l’équivalent. Cette rivalité entre l’image et le mot, Marc Albert-Levin a voulu l’abolir par deux fois : la première en écrivant de brefs ouvrages édités par Jean-Jacques Pauvert (Un printemps à New York, Tour de Farce) qui soient une explosion de réalité, un mélange d’événements, d’images etde sensations ; la seconde en présentant ses livres dans une galerie où il a reconstitué son univers familier au carrefour de la peinture, des mots et du jazz. Il en résulte une sorte de happening permanent autour de ses goûts et de tout ce qui est neuf aujourd’hui dans le domaine des formes de pensée qui visent à une définition contemporaine de l’art. Cela est loin d’être sans intérêt, ne serait-ce que par son aspect de documentaire passionné. Marc Albert-Levin, de surcroît, écrit pour aujourd’hui. Il a des images neuves, des formules neuves, un style neuf dans sa manière d’approcher la société qu’il fréquente et à laquelle il participe. Critique d’art, de plusieurs formes d’art, Marc Albert-Levin se lit avec plaisir. Il faut voir là le privilège d’une oeuvre pleine d’une saveur présente.
François Pluchart, Combat, 9 mars 1970

Marc Albert-Levin au vernissage de son exposition, 1970
De gauche à droite: Daniel Templon, Catherine Millet, Barbara Albert-Levin, Marc Albert-Levin, Joseph Jarman, Louis Aragon, 1970

  • 1970
    De gauche à droite: Barbara Albert-Levin, Marc Albert-Levin, Elsa Triolet, Louis Aragon, 1970
  • 1970
    Carton d’invitation
  • 1970
    Détourné d’un échaffaudage derrière la Chambre des Députés, 1965

Christian Boltanski

Local I

17 – 21 mars, 1970

J’imagine qu’un grand nombre de gens vont prendre l’exposition de Christian Boltanski pour une manifestation d’ar t conceptuel. Il n’en est rien, du moins dans l’orthodoxie des conceptualistes. Si Boltanski rappelle Beuys par certains aspects, s’il recourt à des moyens appartenant aux promoteurs du non-art (Ben et le groupe Fluxus, en particulier), son travail est essentiellement autobiographique. Il se veut être lui-même le centre de sa création. Son histoire humaine, sa vie sont ses seuls sujets. Boltanski cherche à se raconter entier, dans la totalité de son existence, moments forts et moments faibles intimement mêlés, identiques en qualité et en efficacité. L’idéal pour Boltanski serait sans doute de vivre éternellement dans le champ d’une caméra qui saisirait objectivement chaque fait, chaque geste, chaque accident. C’est cette totalité d’une existence qui constituerait le véritable vécu d’une pensée. Boltanski connaît la différence entre la réalité et son apparence, l’incompatibilité profonde entre la vie et ce qui en est le résultat.

D’ailleurs, voici ce qu’il dit lui-même de cet état : « Je voulais mettre ma vie en boîte. C’est dans ce but que j’ai acheté il y a quatre mois deux cents boîtes à biscuits, vides, d’une contenance d’une demi tine, aux établissements Giraud à Bondy. Chaque boîte devait contenir un moment de mon existence. C’était un beau projet… Malheureusement, elles ne contiennent pas ma vie, mais des objets qui n’ont pour eux que de refléter le temps que j’ai mis à les faire. » Faite d’interventions diver ses dans leur formulation, l’aventure de Boltanski est de celles qui ne peuvent laisser insensible. Au point de conjonction entre le Néo-réalisme et le Conceptualisme, Boltanski tente une percée originale : celle d’une oeuvre tout à la fois témoignage, constat et objet d’art quand même. Au moment où se déroulent et vont se dérouler des manifestations conceptualistes dont je parlerai par ailleurs, Boltanski veut prendre ses distances et conserver les yeux ouverts.
François Pluchart, Combat, 23 mars 1970

Jean Le Gac

Local II

24 – 28 mars, 1970

Description d’un dessin fait d’après nature

Au sol, un bloc de grossière maçonnerie (sur une base carrée de 1, 20 m de côté) en épaisses briques creuses avec des joints de ciment à vif, la faible hauteur des murets (40 cm à peine au-dessus du sol) laisse à penser que l’on a tout prévu pour que l’intérieur du bloc soit facilement accessible. Un bâti de solides planches, prises dans une gangue grisâtre, masque l’étroit logement vide où le sol affleure. On perçoit un léger grésillement qu’on ne peut localiser. Impossible de se rappeler comment le cordon est fixé derrière la face cachée de la maçonnerie. Ce cordon cylindrique blanchâtre a la mollesse de la cordelette enduite de suif. Faiblement étiré jusqu’à une courte distance de l’ouvrage en briques, il pénètre profondément dans le sol.
Jean Le Gac

Martin Barré

Calendrier

7 – 25 avril, 1970

Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, l’exposition de Martin Barré à la galerie Templon, en mai-juin 1969, constitue une des premières manifestations d’art conceptuel en France, et ce avant qu’une série de grandes expositions internationales – notamment aux Etats-Unis, en Allemagne et en Suisse – n’ait attiré l’attention du public sur ce nouveau chapitre de l’histoire de l’index. Mais si Barré juge maintenant de manière très critique son travail de cette époque – de 1969 à 1971 –, parlant rétrospectivement de son manque d’originalité, force est d’admettre qu’il n’avait rien de banal dans son contexte : il interrompit d’ailleurs tout net sa veine conceptuelle sitôt qu’il eut connaissance de l’ampleur de cette mode à l’étranger. […]

L’exposition de Barré, intitulée Les objets décrochés, participe pleinement au courant conceptuel : les quelques panneaux photographiques disposés dans la galerie Templon ne sont pas accrochés sur les murs de manière conventionnelle mais à proximité immédiate de ce qu’ils recensent, à savoir services, mobilier de fonctionnement et particularités architecturales de la galerie, d’autant plus visibles que celle-ci est « vide » (porte d’entrée, coin de mur, pilier, vieille porte en bois, spot, rampe d’escalier, cahier de signatures). […] Même mode constatif et même littéralisation lors de la deuxième exposition de Barré chez Templon, en 1970. Après la défamiliarisation indicielle de l’espace de la galerie, voici celle du temps de l’exposition : sur les murs de la galerie s’étalent de la manière la plus plate qui soit une série d’agrandissements photographiques de pages d’un de ces petits blocs calendriers sur lesquels on peut lire en gros caractères la date du jour. La série commence avec la page du 7 avril 1970 et s’achève avec celle du 25 du même mois, marquant ainsi la durée réelle de l’exposition ; chaque page photographiée est à la fois identique et différente, comme le sont les jours de l’année. Espace réel, temps réel, tels sont les paramètres les moins subjectifs possibles auxquels un artiste puisse avoir affaire pour une exposition, ceux qui se prêtent le plus facilement à une opération de reconnaissance indicielle.
Yves-Alain Bois, Extrait de Martin Barré, 1993

Groupe

26 mai – 13 juillet, 1970

Vue d’exposition, de gauche à droite: Christo, Raynaud, Ben et César, 1970
Joseph Kosuth: Three tables, 1968

L’exposition « Groupe » à la galerie Daniel Templon présente les oeuvres de Ben, César, Christo, Lucio Fontana, Raymond Hains, Joseph Kosuth, Jean-Pierre Raynaud et Bernar Venet.

Ben

L’art est inutile, rentrez chez vous

22 septembre – 10 octobre, 1970

1) Vous êtes invités à la Galerie Templon, 58, rue Bonaparte, le 22 septembre à partir de 18 heures, jusqu’au 10 octobre 1970.
2) Moi, Ben, j’y expose plus de 60 idées sous forme d’objets, de tableaux, de publications ; j’inaugurerai la sortie de mon livre Ecrit pour la gloire à force de tourner en rond et d’être jaloux. A cette occasion j’effectuerai un geste à 19 h 45, le 22 septembre.
3) L’une des idées maîtresses de l’exposition sera la vérité parce que je crois que la vérité, par rapport à l’oeuvre (son prix, sa couleur, sa grandeur, etc.) et la vérité par rapport à l’acte de création (grenouillage, jalousie, problème de l’égo, ambition) peuvent changer l’art si on les énonce.
4) Mon actuelle position en art : A) II faut faire du neuf pour changer la situation le plus possible. B) Pour faire du neuf dans le fond et pas uniquement dans la forme, il faut que je change ce en quoi tout le monde se ressemble le plus. C) Tout le monde crée pour la gloire, pour être différent les uns des autres ; Rembrandt a trouvé un truc pour la gloire, Duchamp a exposé un porte-bouteille pour la gloire, Cage a dit que tout est musique pour la gloire. D) Donc pour apporter du neuf il faut que je change le but de l’art, la satisfaction de l’égo (la gloire). E) Même si cette intention est motivée par mon égo (un serpent qui se mangerait la queue).

5) Accords avec Daniel Templon : sur le plan artistique, liberté totale d’écrire, dire, faire ce que je veux.
6) Mon autocritique : j’ai honte de vouloir être le plus grand, à ne pas être le plus grand, je suis malhonnête lorsque j’affirme qu’il faut détruire l’égo pour faire un art neuf et que je fais cela pour satisfaire mon égo pour qu’on parle de moi, transformant ainsi un vrai élan en une petite astuce de plus. Je reconnais que ma largesse d’esprit « tout est art », « une chose n’est pas plus importante qu’une autre », n’est qu’une autre forme d’hypocrisie pour essayer d’être supérieur aux autres en les englobant. Je reconnais avoir été influencé directement ou indirectement par Georges Brecht, « La vie est art », par Duchamp, « Tout est art » par Isou, la mégalomane (malgré lui). Je reconnais que ce qui me ferait plaisir serait de devenir important, que je suis jaloux, ambitieux, mesquin.
7) Mes inquiétudes : il ne faut pas que je me fasse des illusions de femme saoule, il ne faut pas que je délaisse mon magasin pour me retrouver le bec dans l’eau attablé à la Coupole, croassant avec les grenouilles parisiennes.
8) Mes prétentions : j’ai plus d’idées que tous les artistes conceptuels ou autres réunis qui n’en ont, en général, qu’une ou deux. […]
9) Appréciations me concernant : Arthuro Schwarz a dit à Tobias : « Des idées comme Ben en a, j’en ai mille dans la journée ». Biga à propos de ma dernière chronique : « Tu es trop mesquin ». Flexner a dit : « C’est pas cinq idées mais quarante qu’il a volées ». Boltanski m’a dit à Montpellier : « C’est très intéressant de faire le pitre ». […]

10) Le suicide m’intéresse parce qu’une des solutions au cul de sac de l’égo en art. Par ailleurs, je considère que tout individu devrait avoir, à partir de l’âge de 18 ans, le droit inaliénable de se donner la mort, s’il le désire, et que la société se doit de lui procurer une mort claire, rapide et sans douleur. Pour cela il faut instituer des maisons de suicide de même qu’il y a des maisons de la culture. Dans ces établissements, toute personne désirant se donner la mort devra résider 48 heures pendant lesquelles les représentants de la société, en l’occurrence l’Etat, la religion, les affaires, les partis politiques, etc., pourront convaincre l’individu de ne pas mettre fin à ses jours. Si pourtant dans les 48 heures il persiste dans son désir de mourir, alors la société devra lui donner les moyens, c’est-à-dire lieu et instruments pour mettre en exécution lui-même sa propre mort – sans bavure. Entre-temps et vu que ces maisons de suicide n’existent pas encore, j’ai pensé qu’il fallait éditer un ouvrage populaire à très bas prix contenant tous les conseils pratiques et sérieux à quiconque, pour ne pas rater son suicide. Je ne connais pas les statistiques mais je sais qu’il y a beaucoup de suicides ratés non volontairement, de même que beaucoup de personnes restent en vie non pas parce que la vie les attire, mais parce qu’elles ont peur de souffrir ou ne savent pas comment s’y prendre. […]
Ben, Texte d’ invitation, 1970

Le vernissage de l’exposition, 1970
Ben, 1961

Concept Théorie

3 – 21 novembre, 1970

La présente exposition ne comprend que des textes consignés dans des brochures, agrandis par procédé photographique ou restitués par bandes magnétiques. Cependant ces textes ne décrivent pas des phénomènes naturels ou intellectuels, mystérieux, poétiques, incontrôlables, irrationnels ou irréalisables et que l’on a aussi pris l’habitude de désigner du fait d’une approche superficielle par l’expression d’« art conceptuel ». Il ne s’agit pas d’une variation supplémentaire des arts visuels passant éventuellement par la négation pure et simple ou l’escamotage de toute préoccupation d’ordre visuel (ce que de génération en génération on a pris l’habitude de nommer « anti-art »). C’est d’une activité autre dont les douze artistes participant à l’exposition, jettent les bases.
Catherine Millet, préface du catalogue de l’exposition, octobre 1970

L’exposition « Concept Théorie » à la galerie Daniel Templon présente les oeuvres de Terry Atkinson, David Bainbridge, Michael Baldwin, Victor Burin, Ian Burn, Harold Hurrell, Alain Kirili, Koslow, Joseph Kosuth, Emilio Prini, Mel Ramsden et Bernar Venet.

Art-Language, « The isle of Shunna », 1968
Joseph Kosuth, « Position », 1967

Joseph Kosuth

The seventh Investigation

30 novembre – 31 décembre, 1970

La proposition huit de la septième investigation est constituée d’un petit recueil où sont accolés bout à bout différents extraits de quatre livres qui sont les mémoires du Général de Gaulle, celles de Jacques Duclos, celles d’André Maurois et celles du Maréchal Joukov. Le choix de ces livres correspond uniquement au fait que le genre des « mémoires » est très caractéristique de la production littéraire française et n’est en rien déterminant. Dans un souci de fonctionnalité, Joseph Kosuth adapte toujours la forme de l’information qu’il fournit sur son travail au contexte dans lequel cette information est perçue. A la fin du recueil se trouve un tableau codifié qui, étudié, analysé, en relation avec la lecture des textes, permet de découvrir suivant quel schéma logique, progressant mathématiquement, Joseph Kosuth a reclassé les extraits. Conséquemment, on retrouve pour chaque extrait le nom de l’auteur, le titre du livre, le numéro de la page et celui du paragraphe.

Comme avec les problèmes de logique précédemment présentés, Joseph Kosuth fait appel aux possibilités déductives et mémorisantes du lecteur, mais sans avoir recours, bien sûr, à des associations étrangères à la proposition elle-même. Il est impossible, à propos de Joseph Kosuth, de parler d’oeuvres déterminées. Une série du Thésaurus renvoie à celles qui ont été, sont, seront présentées par ailleurs ; comprendre la réorganisation des extraits de livres déclenche des possibilités multiples d’analogie. Les propositions de Joseph Kosuth sont la mise en évidence des schémas de relation – références culturelles, linguistiques – dans lesquels toute oeuvre s’inscrit, bien que la compréhension traditionnelle de l’oeuvre d’art les ait niés, enfermée dans les critères de l’originalité et de l’ineffable. […]
Les travaux de Joseph Kosuth ainsi que ceux qui s’y apparentent, et c’est là leur principale caractéristique, parviennent à une portée théorique qui rompt radicalement avec les gestes et les attitudes artistiques qui, depuis Duchamp, tenait lieu de méthode d’investigation.
Catherine Millet, Flash Art, février 1971

Catherine Millet et Joseph Kosuth, 1970
Michael Baldwin, Daniel Templon et Joseph Kosuth, 1972