Entretien
Animée par la curatrice Daria de Beauvais, cette conversation avec Billie Zangewa revient sur l’origine de la pratique textile de l’artiste, ses visions spirituelles et ses engagements, la question du pouvoir et les dernières évolutions de son œuvre.
DDB : Commençons par les techniques que vous utilisez, comme la couture – un geste ancestral et interculturel, défini traditionnellement comme « féminin ». Comment y êtes-vous arrivée ?
BZ : Tout d’abord, je pense que c’est parce que je suis une personne très tactile et que je l’ai toujours été, depuis toute petite. La tactilité est une vraie obsession pour moi. Cela vient aussi des moments où je regardais ma mère et son groupe de couture, qui cousaient dans le salon, et je voyais quel effet cela avait sur leur psychologie. Certaines femmes arrivaient stressées par leur mariage, leur foyer et tout le reste, et cela devenait très paisible et zen ; c’était presque comme de la méditation. J’étais enfant, donc je n’avais évidemment pas les mots pour le dire, mais je savais qu’il se passait quelque chose de très important dans cette pièce et je savais que cela avait un lien avec la couture et ses gestes répétitifs. Et peut-être aussi avec le fait d’être en groupe, même si je ne travaille pas de cette manière. Cela m’a appris quelque chose, sans aucun doute. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai jamais demandé à ma mère de m’apprendre à coudre. Je n’ai commencé à coudre que lorsqu’on me l’a proposé, à l’école primaire. Je l’ai fait avec mes camarades de classe, alors je pense que ce que je voulais, c’était être entourée de filles de mon âge, et que nous essayions toutes d’apprendre à le faire ensemble. C’est vraiment ainsi que cela a commencé, et que j’ai fini par y revenir pour l’utiliser comme mon moyen d’expression. C’était d’abord une question de nécessité. Je n’avais aucune ressource, donc il a fallu que je sois très inventive et créative. Encore une fois, il s’agit aussi de méditation, coudre est donc une question de pouvoir d’agir – ce n’est pas seulement le geste de faire entrer et sortir le fil et de recommencer. Je crée réellement mon avenir, d’une certaine manière. Je sais que certaines personnes n’ont aucune spiritualité et ne croient pas au fait de projeter des désirs dans l’avenir, mais je pense que c’est là que réside le pouvoir pour moi. Je crois que je me manifeste à travers la couture. Même si j’ai des assistants, je tiens toujours à coudre. Je fais toujours en sorte de trouver le temps de le faire, parce que cela me met dans un état d’esprit particulier.
DDB : C’est intéressant parce que vous avez commencé à parler du sentiment de faire partie de, ou d’appartenir à une communauté – avec le groupe de couture de votre mère, et votre apprentissage avec vos camarades de classe –, pour passer ensuite à quelque chose de très solitaire et méditatif, tourné vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur.
BZ : Exactement, parce que je suis quelqu’un de très introverti et que j’adore me retrouver toute seule. Je peux coudre quand ma famille ou mes amis sont présents, mais il est très important pour moi de considérer la couture comme une occasion de trouver une clarté intérieure. Si le monde entier pouvait pratiquer l’artisanat ne serait-ce qu’une heure par jour, j’ai l’impression que le monde serait bien meilleur !
DDB : Pour poursuivre sur votre pratique, vous avez toujours travaillé la soie, un matériau qui est à la fois naturel et précieux. Vous avez mentionné votre intérêt pour ce tissu, pour sa luminosité et ses effets réfléchissants –pouvez-vous m’en dire plus ?
BZ : L’une de mes amies était décoratrice d’intérieur et j’allais avec elle récupérer des échantillons de tissu, afin d’en fournir à ses clients. Quand je rentrais chez moi, j’étalais les morceaux de soie et j’étais très impressionnée par leurs nuances. Selon l’endroit du tissage où on le place à contrejour, il peut avoir la subtilité de la peinture. J’ai été vraiment très émue par cela. Il y a aussi le fait que je n’avais jamais vécu en ville auparavant – j’avais passé toute ma vie en zone pavillonnaire. J’ai vu les panneaux de verre sur les surfaces des immeubles, qui m’ont rappelé les nuances et reflets de la soie. C’est là que le lien s’est fait pour moi : les carrés de soie pleins de nuances et les surfaces vitrées des bâtiments. C’est vraiment ce qui m’a amenée à travailler sur l’architecture dans mes créations ; cela a été un tremplin. Ensuite, comme je l’ai dit, je suis obsédée par la texture et la tactilité. Et la soie sauvage est vraiment sexy ! Bien sûr, quand j’ai commencé à y réfléchir, au fur et à mesure que mon processus évoluait, je me suis rendu compte que ce n’était pas par hasard que j’avais découvert la soie, car elle était le produit d’une transformation, et que tout ce que j’avais toujours essayé de faire, c’était de transformer une partie de moi-même en quelque chose d’autre. Au début, il s’agissait d’émotions et de situations difficiles. Et à la fin, j’obtiens ces belles œuvres, même si cela révèle toujours ma douleur ou ma fragilité, mais aussi les moments joyeux. En un sens, ce que je cherchais me cherchait également. Et c’est quelque chose que j’aime dire, que j’étais sur le chemin de la rencontre avec la soie, parce que c’était la façon dont j’allais m’exprimer.
DDB : Vos œuvres présentent parfois un aspect « inachevé ». Est-ce un moyen de laisser le récit de l’œuvre continuer ?
BZ : Il s’agit d’abord de nous ramener au médium, parce que si tout était parfait, cela ressemblerait à une toile ; c’est pourquoi je fais en sorte que ce soit plus texturé. Cela témoigne aussi de la perfection et de l’imperfection, comme j’aime les appeler. Je crois que nous avons tous des blessures et des cicatrices, mais que la société veut toujours que nous nous projetions comme des êtres parfaits, alors que c’est l’imperfection qui nous rend parfaits. Ce que je veux dire, c’est que je montre ma vulnérabilité, mes traumatismes – je montre le côté négatif de qui je suis, mais en même temps je le célèbre. Je crois que lorsque nous cachons les parties blessées ou endommagées de nous-mêmes, nous créons de la honte, et la honte est l’émotion la plus toxique, un sentiment incroyablement destructeur. L’important est d’être capable de se la réapproprier, de sentir : « Je suis beau ou belle à cause d’elle et je suis beau ou belle malgré elle. » C’est pourquoi j’aime les aspérités – comme je l’ai dit, c’est à la fois la perfection et l’imperfection.
DDB : Pour prolonger ce que vous avez dit, les fragments manquants de vos œuvres pourraient aussi être décrits comme des déchirures, faisant émerger une forme de violence qui contredit les scènes de la vie quotidienne le plus souvent représentées.
BZ : Oui, parce que la vie n’est pas facile. Même la façon dont nous venons au monde est violente, pour la mère et pour l’enfant. C’est un événement traumatique, mais il donne un fruit magnifique. Je pense que c’est la contradiction de la nature avec laquelle nous devons tous vivre. Il y a de la violence et du traumatisme, mais il y a aussi de la beauté, de la paix et de la douceur. J’accepte vraiment tout cela.
DDB : En effet, l’amour et un sentiment de paix transparaissent dans un grand nombre de vos œuvres. Mais les éléments déchirés racontent une histoire différente, peut-être quelque chose de plus sombre ?
BZ : C’est aussi un moyen de permettre une sorte d’interaction entre le spectateur et moi, où le spectateur peut terminer le récit. Et il y a une communication entre mes œuvres : une partie manquante d’une œuvre peut être un élément d’une autre. Mais j’adore l’idée d’entropie, et je sais que nous allons vers cet aspect plus sombre, où les choses se décomposent. C’est ouvert à l’interprétation. Je crois que c’est aux spectateurs de décider ce que cela signifie pour eux.
DDB : Quand je vois votre travail, je pense à cette formule célèbre, « le personnel est politique », qui est apparue au moment du féminisme de la deuxième vague, dans les années 1960. Elle semble particulièrement pertinente pour votre pratique.
BZ : Cela me semble logique, car je trouve beaucoup de sens dans les choses les plus banales, et le fait d’élever ces choses banales contribue à les politiser. C’est très excitant d’être obsédée par des choses banales et qu’elles trouvent une signification lorsqu’elles sont présentées dans une galerie ou un musée, ou lorsqu’elles sont publiées. C’est vraiment excitant parce que c’est simplement un reflet de ce que je suis. Je ne suis pas une personne du « grand geste », je n’attends pas qu’un grand mouvement se produise dans le monde pour faire de l’art. Je m’intéresse aux moments fugaces et je prends le temps de les apprécier, comme beaucoup d’artistes, je pense.
DDB : Le fait de dire que vous n’êtes pas une personne du « grand geste » montre que vous êtes ancrée dans votre art et dans votre position d’artiste. Les œuvres importantes ne sont pas nécessairement de « grands gestes ». Les œuvres humbles peuvent être extrêmement fortes, politiques et significatives. Votre travail semble étroitement tissé entre le général et le particulier, la société et la vie privée, l’Histoire et les histoires. Comment parvenez-vous à vous positionner au seuil de ces différentes tensions ?
BZ : Je crois que j’ai juste besoin d’être authentique. J’ai eu plein d’emplois différents dans ma vie avant de décider de devenir artiste, sachant que cette décision serait un défi pour le restant de mes jours. Je savais que je devais être authentique en partageant mes expériences, et je ne pouvais donc pas réaliser des œuvres sur l’apartheid en Afrique du Sud, par exemple, parce que ce n’est pas mon expérience. C’est comme ça que j’ai commencé à me concentrer sur le personnel. C’est le domaine dans lequel je peux être réellement authentique. Même si le subconscient est un espace délicat et que nous ne nous connaissons pas toujours très bien…
DDB : Il y a aussi un double axe entre la représentation de l’intérieur, de l’intime, et celui de la rue, de l’espace public. Dans les deux cas, il s’agit de représentations de moments qui peuvent sembler insignifiants, mais qui portent en leur sein bien plus que cela. Je comprends que vous disiez n’être pas une artiste politique, mais, une fois encore, « le personnel est politique », et je pense que les moments banals que vous représentez peuvent être les germes de possibles révolutions.
BZ : Je crois que le partage est puissant. Si on partage avec une personne qui se sent invisible ou seule, on lui montre que l’on connaît aussi ces moments et, soudain, elle n’est plus seule, elle se sent plus puissante. Aussi, peut-être qu’en faisant ressortir des choses très ordinaires, il y a un sentiment d’affirmation de soi.
DDB : Par ailleurs, l’architecture et l’espace public ont longtemps été considérés comme masculins, tandis que l’espace domestique était une prison ou un refuge pour les femmes. Mais cette « donnée » historique n’est pas inévitable, comme le montre admirablement votre travail qui passe de paysages urbains à des scènes d’intérieur. Il s’agit de placer les femmes au centre d’une histoire dont elles ont été trop longtemps absentes.
BZ : Oui, exactement ! Parce que personne n’a jamais eu envie d’aller dans les maisons voir ce que les femmes y faisaient. Pour moi, le fait d’avoir un enfant a fait ressortir l’espace domestique parce qu’il fallait que j’y sois présente, même si j’avais toujours été casanière. Dans ce cas particulier, il y avait une raison très forte de le faire. C’est vraiment ce qui m’a ouvert les yeux sur toutes les choses que faisaient les personnes qui restaient chez elles, mais que personne ne reconnaissait ou ne voyait. Et cela m’a permis de comprendre aussi que le paysage domestique est un espace très éprouvant, où il y a tant de choses à gérer.
DDB : Je suis impressionnée par votre capacité à utiliser des histoires personnelles pour aborder des questions sociales qui déterminent le statut des femmes, comme la question de l’intimité. Vous révélez des choses qui sont généralement passées sous silence et montrez leurs relations au monde, en décidant vous-même de votre rôle dans le monde et de ce que vous voulez en faire.
BZ : La vie peut être si belle si l’on vous donne la possibilité de trouver votre voie, si vous suivez les signes. Je me souviens d’une chose que j’ai faite quand j’avais à peu près cinq ans, et que nous habitions encore au Malawi : les femmes et les enfants étaient censés accueillir les visiteurs, en particulier les hommes, en s’agenouillant et en les saluant d’une main sur le coude, puis de l’autre main, dans un geste de soumission. Je regardais cela quand j’étais petite et je me demandais : « Comment se fait-il que les hommes ne soient pas obligés de le faire ? Pourquoi est-ce que ce sont toujours les femmes et les enfants qui doivent le faire ? » Je suis donc allée voir mon père un jour, et je lui ai dit : « Papa, je ne comprends pas pourquoi les femmes et les enfants doivent s’agenouiller, et pas les hommes. Je ne sais pas comment tu vas le prendre, mais je ne m’agenouillerai plus jamais pour personne. Si cela signifie que je n’ai pas le droit de saluer les invités quand ils arrivent à la maison, c’est très bien, mais tu ne me feras pas changer d’avis. » J’ai eu beaucoup de chance parce qu’il a soutenu ma décision, alors qu’il aurait pu ne pas le faire. Il s’est dit : « Mon enfant est une femme redoutable, elle remet en cause les conventions », et le terrain a été préparé.
DDB : Pour conclure, on pourrait dire que votre travail porte sur l’émancipation. Derrière les scènes apparemment anodines que vous créez, il y a une forte détermination qui s’affirme.
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‘Billie Zangewa: Field of Dreams’ Site Santa Fe, États-Unis, 17 novembre 2023 — 12 février 2024.
‘Billie Zangewa, A Quiet Fire’, 2024, Tramway, Glasgow, Écosse, jusqu’au 28 janvier 2024.
DARIA DE BEAUVAIS est curatrice senior au Palais de Tokyo, commissaire indépendante et auteure. Elle a assuré le commissariat ou le co-commissariat de nombreuses expositions, individuelles ou collectives (dont la 15e Biennale de Lyon en 2019 et ‘Réclamer la terre’ en 2022). Elle enseigne la « Pratique de l’exposition » à l’université Panthéon-Sorbonne et est co-responsable avec Morgan Labar du séminaire de recherche » Autochtonie, hybridité, anthropophagie » à l’École normale supérieure. Elle a précédemment travaillé dans des institutions et des galeries en France, en Italie et aux États-Unis.