Le photographe américain Gregory Crewdson et le philosophe français Bruce Bégout se rencontrent à l’approche de l’exposition de l’artiste aux Rencontres d’Arles, ‘Eveningside’ et discutent création d’une atmosphère, notion de sublime, peinture française du XVIIIᵉ, approche psychanalytique et passion pour l’image fixe.
BB : Des contrastes traversent continuellement votre travail. Le premier qui me frappe, c’est celui qui existe entre la complexité du dispositif de production et de réalisation de vos photographies, et, de l’autre, la simplicité voire la banalité des scènes représentées. Avez-vous déjà songé à recourir à un moyen technique plus direct, simple, élémentaire pour capturer ces moments de vie quotidienne qui constituent le thème de vos photographies ?
GC : Fondamentalement, je considère que mon objectif est de raconter des histoires. J’utilise des images fixes pour essayer de capturer une sorte d’ambiance ou d’atmosphère en utilisant la lumière, la couleur et la forme. Contrairement aux films ou à d’autres formes narratives, les photographies fixes sont figées et muettes. Pour moi, la seule manière de créer un récit est de faire appel à la lumière, principalement. C’est l’élément-clé de tout mon travail. J’essaie de créer une sorte de tension entre l’expérience très ordinaire de quelque chose qui paraît familier et quelque chose qui est également transformé et semble « élevé » d’une certaine manière, une sorte de subjectivité, de beauté et de mystère.
BB : Ce qui me marque dans votre travail, notamment dans les séries Twilight ou dans An Eclipse of Moths, c’est le fait que l’Amérique que vous montrez, celle des marges, des petites villes à l’abandon, semble comme figée dans les années 1960, comme si, au fond, ces images avaient pour vous le rôle de souvenirs d’enfance.
GC : Je veux que les images paraissent intemporelles, au-delà de notre portée dans le temps et dans l’espace. J’ai donc tendance à utiliser la même iconographie, les mêmes types de voitures et genres de rues, ainsi que les costumes, afin de créer un monde familier mais aussi en quelque sorte mystérieux et hors du temps.
En même temps, je veux que les images soient pertinentes par rapport à l’époque dans laquelle nous vivons: à la fois hors du temps mais aussi signifiantes de là où nous en sommes, culturellement.
BB : Vous avez raconté à plusieurs reprises le rôle qu’a joué dans votre éveil artistique le cabinet de psychanalyse de votre père – dans une prise de conscience, au fond, des vérités chuchotées et cachées dans ce lieu, de l’envers des choses celé sous le tapis de la normalité. De fait, vos œuvres contiennent une forte charge onirique, voire psychanalytique. Avez-vous lu Freud, en particulier cet essai qui semble presque illustrer votre travail, qui porte sur l’« inquiétante étrangeté » ?
GC : C’est très intéressant que vous citiez cela, parce que je possède l’édition de la collection complète des écrits de Freud qui appartenait à mon père et j’ai dans mon atelier le volume qui comprend l’essai L’Inquiétante étrangeté, avec toutes ses notes, qui est l’un de mes livres les plus précieux. En réalité, c’est presque par hasard que ce livre est directement lié à chacune de mes œuvres qui tentent de repérer une sorte de sentiment de terreur ou de mystère d’une manière inattendue dans la vie quotidienne. Lorsque j’étais enfant, mon père avait son bureau dans le sous-sol de notre maison. J’ai donc toujours eu, même à un niveau inconscient, un intérêt pour ce qui se trouve sous la surface des choses, le type de secrets qui existent juste derrière la façade de la vie familiale.
BB : Alors, est-ce que vous considérez vos œuvres comme une sorte de processus thérapeutique qui ne passerait pas par la parole mais par l’image ?
GC : Je pense vraiment qu’il y a une sorte d’élément psychologique dans mon travail, mais j’estime aussi qu’il est important de séparer la psychologie de l’image de son auteur. Il y a un lien, mais je ne crois pas que mes images soient autobiographiques au sens littéral. Elles contiennent mes propres obsessions et préoccupations, mes peurs et mes désirs ; donc elles sont certainement de nature psychologique.
BB :Ce qui m’étonne également dans votre photographie, c’est le dispositif complexe qui combine trois éléments : les personnages, les paysages et l’action. Souvent, en regardant vos œuvres on a l’impression que vous ne représentez pas une action, mais l’instant qui suit. Ce n’est pas la catastrophe qui vous intéresse mais l’état d’ébahissement, d’étonnement qui succède à la catastrophe.
GC : Mes photographies semblent être prises entre l’avant et l’après. Il se passe très peu de chose sur chaque photo, donc soit quelque chose s’est déjà produit, soit quelque chose est sur le point de se produire, mais ne se produit jamais.
Selon moi, une partie de ce qui fait la force de la photographie, par rapport à d’autres formes narratives, c’est qu’il y a ce grand entre-deux. Il est très difficile de capturer la continuité dans une photo, une trame narrative ou tout autre type d’histoire traditionnelle, car on ne dispose que d’un seul instant. Plutôt que d’essayer de faire en sorte qu’elle évoque quelque chose, je veux qu’elle suggère une sorte de révélation calme et privée de quelque chose, une petite chose qui se trouve amplifiée par la forme des photos, par le lieu, comme vous l’avez dit à propos de la relation entre la figure et l’espace. Le cadre est très important.
Le paysage est très important. Tout cela fait partie de ce qui motive l’expérience picturale.
BB : Je voudrais revenir sur l’attitude des personnages de la plupart de vos photographies, souvent immobiles et presque prostrés. Dans un livre consacré à la peinture française du XVIIIᵉ siècle, Michael Fried, que vous connaissez peut-être comme théoricien de l’art, a parlé d’une attitude d’absorbement des personnages, par exemple chez Jean-Baptiste Greuze, Jean Siméon Chardin, ou Charles André van Loo. Les personnages de leurs tableaux sont absorbés par une tâche, une occupation. Dans vos photographies, les personnages sont tout autant absorbés, mais par quelque chose d’absent. On a l’impression qu’ils attendent quelque chose d’absolument indéfinissable, comme dans les pièces du dramaturge Samuel Beckett. Est-ce que ce vide qu’ils contemplent est une attente ? Une paralysie ? Un espoir ?
GC : C’est une bonne question ! J’aime beaucoup la lecture que vous en faites et la référence à Michael Fried, à la théâtralité et à l’absorption. C’est quelque chose qui m’a influencé sans aucun doute lorsque j’étais un jeune artiste entrant dans l’âge adulte.
Pour moi, c’est à cela que l’image fixe excelle, parce qu’elle ne fonctionne pas en tant que narration littérale. Lorsque je travaille avec les personnes qui figurent dans les photos, je leur dis toujours que je veux « moins » ; que je veux plus de vide.
Presque rien, c’est ce que je veux dans les photos, parce que cela crée un type de mystère ou d’interrogation. Je n’aime pas les actions ou les réponses littérales dans les photographies, je veux qu’elles restent non résolues ; que le spectateur ou la spectatrice donne son propre sens aux photographies.
BB : Il y a dans vos images un très fort contraste entre les personnages perdus en eux-mêmes et l’immensité d’un paysage naturel ou urbain, qui semble indifférent à leur situation. Souvent, ces scènes se situent dans la banlieue américaine, la suburbia, et en particulier dans ce que Nan Goldin, dans le récent documentaire consacré à son œuvre, All the beauty and the bloodshed, appelle le « piège suffocant de la banlieue ». Qu’y a-t-il de si fascinant dans les banlieues américaines pour que les plus grands artistes américains – John Cheever, Raymond Carver, Stephen Shore, Todd Hido, David Lynch, etc. – soient autant obsédés par la représentation de ce piège suffocant ?
GC : Je ne peux pas vraiment répondre à leur place, mais j’admire leur travail. Je peux dire que la photographie, le médium lui-même, comporte un type d’aliénation – le simple fait de regarder à travers un objectif. On est toujours séparé du monde dans lequel on se trouve.
J’aime beaucoup l’idée de ces figures isolées dans un paysage très ordinaire qui paraît familier, qui cherchent quelque chose en dehors d’elles-mêmes, qui essaient d’établir un lien dans le monde. Il y a une longue tradition d’artistes qui travaillent dans la vie ordinaire et cherchent cette sorte de moment théâtral. Ce n’est pas seulement aliénant ; c’est aussi susceptible de beauté.
Mon ambition première est toujours d’essayer de faire la plus belle photographie possible. Et je crois que beaucoup d’artistes qui travaillent sur ce terrain partagent ce sentiment. Même s’il y a une dimension critique, une aliénation et un mécontentement, il y a aussi de la beauté dans une œuvre de Stephen Shore ou de Todd Hido. Quelque chose d’ordinaire et beau en même temps, normal et paranormal. Quelque chose qui tient de la nature et de la vie de famille, de la fiction et de la réalité. Toutes ces tensions s’unissent pour créer du sens.
BB : Vous parlez de la beauté mais ce qui me semble plus caractéristique de votre travail, c’est que vous traitez la vie ordinaire comme quelque chose non de beau, mais de sublime. C’est ce grand écart entre des situations triviales et un traitement artistique qui relève manifestement d’une esthétique du grandiose, du sublime, du très haut ; d’un dispositif issu de la grande peinture de paysage de la tradition romantique (Runge, Carus, Friedrich).
Ce n’est pas vraiment la beauté, trop calme et trop sage – trop harmonieuse dirait Kant – qui irradie de vos travaux, mais le sublime, le contraste fort entre le fini et l’infini, l’irruption du terrifiant dans le banal. Êtes-vous d’accord?
GC : J’apprécie beaucoup cette utilisation du mot « sublime », parce qu’il ne s’agit pas seulement de beauté. Il y a aussi un sentiment de terreur. Quelque chose de menaçant, le sentiment d’un effondrement possible, ou d’une sorte d’apocalypse. Le sublime est certainement une chose qui m’a toujours intéressé et qui m’a influencé.
BB : On évoque souvent à propos de votre travail la faculté qu’il a de créer des atmosphères, des climats étranges et fascinants. Or l’atmosphère est quelque chose qui est difficilement saisissable, c’est quelque chose de flottant, de subtil : comment parvenez-vous, avec un dispositif technique imposant et complexe, à produire ces choses si fragiles et si évanescentes ? Considérez-vous que vous y parvenez toujours ?
GC : C’est tout l’enjeu pour moi : créer une ambiance. Nous y parvenons par le jeu de l’éclairage, en utilisant des machines à fumée, des arrosages, entre autres.
Tout cela y participe – essayer de créer une image qui donne l’impression d’un autre monde. Tenter de capturer cela est très difficile et, souvent, cela ne marche pas.
Mais quand c’est le cas, on peut le voir sous ses yeux : on le voit se produire sur le plateau, on voit que tout s’assemble.
Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus beau dans toute l’expérience : faire en sorte que tout s’assemble d’une belle manière.
BB : On a souvent dit, à juste titre, que votre travail avait un côté cinématographique. Pourquoi n’avez-vous jamais franchi le pas de la réalisation d’un film alors que beaucoup d’artistes, de peintres ou de photographes l’ont fait ?
GC : Juliane Hiam et moi avons travaillé à un projet en privé. Je pense spontanément en termes d’images fixes, donc si nous le faisions un jour, ce serait un vrai défi.
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‘Gregory Crewdson. Eveningside – 2012-2022’, Les Rencontres de la photographie, La Mécanique Générale, Arles, du 3 juillet au 24 septembre 2023. Commissaire : Jean-Charles Vergne.
Bruce Bégout est écrivain et philosophe. Ancien élève de l’ENS-Ulm, agrégé et docteur en philosophie et professeur à l’université de Bordeaux. Ses travaux portent sur la phénoménologie de la vie quotidienne, du monde urbain contemporain et des ambiances. Derniers ouvrages : Le concept d’ambiance (Seuil, 2020), Obsolescence des ruines (Inculte, 2022), Notre douloureux présent (Mémoires des annales de phénoménologie, 2023).