Entretien
On the eve of the inauguration of her monumental sculpture Mater Earth, artist Prune Nourry meets philosopher Camille Froidevaux-Metterie, who has just published the novel Pleine et douce. The two consider the question of the body, the feminist dynamic, pro-creation, and the balance between the particular and the universal.
Quand on regarde l’œuvre de Prune Nourry de façon panoramique, on est frappé d’observer à quel point le corps, et spécifiquement le corps des femmes, est au centre de son travail. Elle s’ouvre sur la question de l’enfantement (Les Bébés Domestiques, 2007, et le Dîner procréatif, 2009), elle se déploie avec celle de la place des filles dans la société (les Holy Daughters en Inde en 2010-2012 et les Terracotta Daughters en Chine en 2014-2015), elle se prolonge avec l’exploration de la thématique des seins (Catharsis, 2019 ; Prothèses de l’âme, 2019 ; Amazone Érogène, 2021) et celle du corps enceint qui englobe tout le reste dans la monumentale Mother Earth (2022). Il ne s’agit pas de figurer la corporéité féminine, encore moins de la magnifier, mais d’en révéler les dimensions simultanément existentielles et sociales en donnant à éprouver la solide matérialité du corps des femmes en même temps que sa vulnérabilité consubstantielle.
Pour explorer depuis longtemps ces sujets corporels dans mes essais, et pour avoir tenté de les aborder sous une forme littéraire dans mon premier roman, j’ai immédiatement été saisie par la proposition de Prune de faire de nos corps le lieu d’une exploration artistique où l’intime et le politique se mêlent étroitement. J’y ai vu une autre façon de poser dans le débat public le constat de l’objectivation corporelle des femmes, une autre façon aussi de revendiquer une expérience vécue de nos corps placée sous le signe de la liberté. Je suis allée soumettre à Prune Nourry quelques-unes des réflexions que son œuvre m’inspire. Elle a eu la générosité de les accueillir, sans toujours y souscrire, mais en acceptant de placer son travail sous la lumière de la dynamique féministe en cours. Ensemble, nous avons pu ainsi circuler dans une œuvre où il s’agit de revenir à la singularité des existences incarnées pour les faire résonner à l’échelle humaine et, enfin, « faire partie ».
Camille Froidevaux-Metterie – Vous avez récemment déclaré ceci : « Le cancer m’a rappelée à mon propre corps. Il est venu me rappeler que l’artiste n’est jamais objectif. C’est comme si j’avais sculpté cette tumeur à l’intérieur de moi pour me ramener à mon corps. » Je décèle là comme une forme de paradoxe : alors que le corps des femmes est au cœur de votre travail, vous révélez soudain que votre propre corps était resté jusque-là occulté. Je me demandais comment, rétrospectivement, vous réfléchissiez à ce parcours où votre propre corps vient rejoindre les corps figurés à la faveur de la maladie, ce moment où vous faites entrer votre intimité corporelle dans votre œuvre.
Prune Nourry – Pendant longtemps, j’ai travaillé à la manière d’une anthropologue, je partais de l’universel pour aller vers moi-même d’une certaine manière… Là où d’autres artistes, comme Sophie Calle par exemple, partent pour rejoindre une dimension universelle, moi, c’était vraiment l’universel que je m’appropriais, que je digérais, que ce soit dans Holy Daughters en Inde ou Terracotta Daughters en Chine. Et puis je suis tombée malade et j’ai ressenti le besoin, pour m’aider à traverser la maladie et lui donner un sens, de retourner la caméra. Alors qu’auparavant je posais la caméra vers l’extérieur et me cachais derrière pour filmer la réaction des gens face à mes sculptures, j’ai fait ce film, Serendipity, en la dirigeant vers moi. La maladie a été comme un rite de passage, un rite de passage à la féminité. Enfant, j’étais très garçon manqué, j’étais dans la revendication, je me disais que c’était injuste d’être une fille, injuste d’être une femme, parce que c’est plus dur, sur bien des plans. Ce qui me manquait dans mon travail, c’était ce lâcher-prise sur la féminité, c’était cette acceptation, le fait d’embrasser la féminité plutôt que de la considérer comme quelque chose de dur. Je pense que le cancer m’a aidée à embrasser ma féminité.
CFM – C’est aussi comme si vous entriez dans le cercle des femmes. Il m’a semblé qu’à partir de la maladie, vous mettiez en commun votre propre expérience vécue avec celle des autres amazones. Pour moi, cela fait sens, parce que c’est la spécificité de la démarche féministe que de mettre en partage des récits singuliers, qui sont à chaque fois uniques, mais qui forment ensemble un chant choral et créent une dynamique collective.
PN – C’était un rite de passage obligé d’un monde à l’autre, un peu comme de passer un tunnel ou de traverser un terrier que je n’avais pas encore exploré. Je pense que c’est aussi une maturation, une maturité. Un événement de la vie que je retenais… Et en même temps, j’étais déjà complètement dedans, mais je n’osais pas l’avouer. Quand on me demandait : « Est-ce que tu es féministe ? » ; je répondais immédiatement : « Le “-iste” d’artiste me suffit ! » Pour moi, être artiste était suffisant, artiste femme ! Je ne voulais pas qu’on m’enferme ; les moules, c’est ma vie. J’aime cette idée des matrices mais, comme tout artiste, je n’ai pas envie d’être enfermée dans un moule. On me disait : « Tu vois, tu travailles sur les femmes » ; je répondais : « Ce qui m’intéresse, c’est la sélection de l’humain, et dans la sélection de l’humain, il y a la sélection du genre ! » Mais en fait je me suis rendu compte que je revenais en effet toujours à la question des femmes.
CFM – J’ai été frappée par la diversité de votre figuration des seins des femmes. Il en existe vraiment pour tous les goûts, au sens propre d’ailleurs, puisqu’il y a ces gâteaux de seins du Dîner procréatif, les Holy Daughters qui arborent de petits seins pubères doublés de pis, des seins monumentaux (Prothèses de l’âme), cette boîte sphérique dont le couvercle est un téton (Œil nourricier), ou encore le sein-cible de Amazone Érogène. Sans l’avoir sans doute décidé, vous avez multiplié les modalités de représentation des seins, jusqu’au tournant de la maladie et au-delà. Vous subissez alors une mastectomie et faites le choix de la reconstruction. Je me demandais si vous n’aviez pas eu envie d’explorer à ce moment-là un autre mode de représentation et de figuration des seins.
PN – Quand j’ai réalisé la sculpture de l’Amazone pour Catharsis, symboliquement, j’ai sculpté ses deux seins et, lors de la performance, j’ai pris un outil de sculpteur et j’ai cassé le sein droit qui est celui qu’on m’a enlevé. C’était une manière de dire : « J’ai été sculpteure, puis sculpture entre les mains des médecins, et je redeviens sculpteure. » Je pense que je suis partie sur l’idée de la reconstruction parce que, étant sculpteure, je suis par cette idée de la matière, du volume, des trois dimensions. Pour moi, c’était vraiment une forme de sculpture, de construction et de reconstruction complète.
J’ai été sculpteure,
puis sculpture entre les mains des médecins,
et je redeviens sculpteure.
CFM – Est-ce que c’est à partir de votre maternité que vous avez commencé à travailler le corps enceint ?
PN – Non, parce qu’en tant que femme artiste, création et procréation ont toujours été pour moi étroitement associées. D’où le terme de Dîner procréatif qui était l’une de mes premières œuvres/performances. Sur cet aspect-là, pro-action, procréation et création sont intimement liées. Pro-action, parce qu’on peut avoir une idée, mais si on ne met rien en place, il ne se passe rien. L’idée doit être réalisée pour être réelle, pour être forte ; le processus fait autant partie de l’œuvre que l’idée.
CFM – Il y a un aspect dans votre travail qui m’intéresse beaucoup, c’est la présence continue de tensions ; il n’y a jamais rien d’univoque dans vos œuvres, les notions se déploient souvent en couple. La façon dont vous représentez les corps par exemple : ils sont soit totalement morcelés, constitués de fragments comme dans La Femme Miracle, soit au contraire entiers à l’échelle 1, comme les Terracotta Daughters, les Prothèses de l’âme ou encore cette œuvre de 2007 que je trouve sidérante, Autoportrait en position de fœtus. Cette tension entre complétude et morcellement m’interroge. Est-ce que vous figurez des corps complets pour réparer ceux que vous avez auparavant éparpillés ? Ou est-ce que ce sont simplement des façons différentes de représenter les corps ?
PN – La seule œuvre morcelée que j’ai réalisée avant la maladie, c’était cette amie immergée dans un bain de lait qui a inspiré Mater Earth. J’avais gonflé une piscine en plastique et je chauffais du lait sur un réchaud à gaz, puis j’ai immergé cette amie, très sculpturale. Après la maladie, j’ai commencé la série Catharsis, inspirée de ces ex-voto que l’on retrouve dans beaucoup de cultures différentes, en Grèce, au Mexique, au Brésil, en Italie… Je trouvais ça intéressant de revenir à ces objets rituels, à ces morceaux de corps. Cela reflétait mon sentiment durant la maladie : celui d’être un corps morcelé. On vous dit : « Allez voir tel spécialiste. » Donc on consulte le spécialiste des seins, sauf que le corps est un tout . C’est de l’ordre de l’évidence dans les cultures orientales et les médecines traditionnelles, notamment chinoise, coréenne ou japonaise, où l’on va toucher un morceau du pied ou de l’oreille pour soigner une autre partie du corps. Je suis attentive au fait que le corps est un tout, mais qu’il est aussi une âme. On peut avoir des cicatrices de l’âme et un traumatisme peut créer une maladie ou s’exprimer sur le corps. Pour moi, ces sculptures parlent de cela, du corps morcelé, de la médecine qui sépare et qui divise, de l’oubli que le corps est un tout, corps et âme confondus.
CFM – Cela rejoint ce que je développe dans Un corps à soi lorsque j’affirme que nous sommes nos corps. Le revendiquer, c’est tenter de s’extirper de l’objectivation patriarcale, faire en sorte que nos corps-objets deviennent des corps-sujets. Je pense que ce projet passe par une forme de réunification. Il faut en finir avec le morcellement des fonctions corporelles féminines, où les femmes sont d’abord des vulves et des vagins, puisqu’elles sont d’abord des corps sexuels, et deviennent ensuite des utérus et des seins, parce qu’elles sont alors des corps maternels. À l’évidence, dans les thématiques qui sont les vôtres et dans tout ce que vous dites, j’entends des résonances avec la dynamique féministe actuelle qui est focalisée sur le corps des femmes dans toutes ses dimensions.
PN – Oui, je me sens faire partie de ce mouvement, je sens que c’est un mouvement essentiel, un mouvement nécessaire. J’admire les personnes qui, à travers le temps, ont jalonné et fait changer les choses de manière concrète, et parfois même dans l’ombre. C’est juste que je ne ressens pas le besoin de le crier haut et fort parce que, dans ma mission d’artiste, je ne suis pas sûre de faire avancer les choses en le disant. Pour moi, c’est presque du domaine de l’intime, c’est un peu comme si on me demandait quelle est ma religion. Je dirais : « Ça me regarde ! » Donc, oui je suis féministe, intimement, mais en tant qu’artiste, je pense que je n’ai pas besoin de le revendiquer.
CFM – Dans ce projet qui consiste à reprendre possession de nos corps intimes, je suis convaincue que l’on a besoin de démultiplier les registres d’expression et de réflexion. De ce point de vue, votre travail me semble être une proposition autour de ces thématiques corporelles féminines, mais qui n’est pas de l’ordre de la revendication ou de la démonstration, parce que l’art, ce n’est pas ça.
PN – J’ai peur du dogme, voilà, j’ai peur du dogme au plus profond de moi, dans ma chair. Je suis constamment dans le doute, dans le questionnement, et je veux y rester, parce que pour moi le dogme enferme, le dogme sépare, il fait dire que ce qu’on pense est mieux que ce que l’autre pense. Or je pense que l’art est dans la recherche et que les artistes doivent rester des chercheurs, quand le dogme nous empêche de chercher. C’est là où je dis que le « -iste » d’artiste n’enferme pas, car il n’y a pas d’artisme !
‘Amazone Erogène’, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles (Belgium) jusqu’au 9 mai 2023
Mater Earth, Château La Coste, Le Puy-Sainte-Réparade (France), à partir du 25 mars 2023
Camille Froidevaux-Metterie est philosophe. Elle est spécialiste de l’histoire et de la pensée féministes. Ses recherches sont consacrées aux thématiques liées à la corporéité féminine (puberté, apparence, maternité, seins, ménopause, plaisir et sexualité, violences sexistes et sexuelles). Elle défend un féminisme « incarné » qui pense le corps des femmes entre aliénation et émancipation. Elle est l’autrice de La révolution du féminin (2015), Le corps des femmes. La bataille de l’intime (2018), Seins. En quête d’une libération (2020) et Un corps à soi (2021). En janvier 2023, elle a fait paraître son premier roman, Pleine et douce, chez Sabine Wespieser Éditeur.