Jim Dine, au fil des mots

Essai

Au retour de la Biennale de Venise, Philippe Dagen critique d’art et commissaire d’exposition retrouve Jim Dine dans son atelier de Montrouge, en région parisienne.

Jim Dine, au fil des mots
Par Philippe Dagen

Ce qui saute aux yeux en entrant chez Jim Dine, ce sont les mots. Dans son atelier, un ancien garage de Montrouge, ils sont partout. Sur des planches posées dans les coins, des feuilles de papier sont clouées, longues bandes verticales où les mots se succèdent en courtes lignes, lettres capitales ou minuscules manuscrites. D’autres feuilles sont fixées au mur telles des affiches. À l’instant, Dine recouvre un fragment de phrase de peinture grise, profitant de ce que le visiteur rôde entre les cloisons, les œuvres accumulées et les étagères chargées de livres, de pots de couleurs en poudre, de flacons divers et d’une gamme complète de batteries pour scies et perceuses.

Questionné sur l’abondance de ces inscriptions dans l’atelier, il répond aussitôt : « C’est rassurant de voir les mots. » Ils lui viennent soudainement ou il les trouve autour de lui. « C’est un moment unique : ça y est, j’y suis. C’est comme avec les choses : je les trouve et je les incorpore. » Les uns et les autres sont là, sous ses yeux, prêts à servir. « Je marche dans l’atelier, je change, je déplace, je déchire, je colle, je laisse les choses venir. » Sa pensée et ses gestes peuvent ainsi aller librement de la poésie à la peinture ou à la sculpture. Ces trois modes de création se rejoignent et s’entraident. Son atelier est donc une sorte d’œuvre d’art totale. « Oui, c’est tout ce que je désire. Je n’ai plus aucun intérêt pour la vie sociale, c’est ridicule. L’atelier est le seul endroit où j’ai envie d’être. » Aussi en a-t-il plusieurs entre lesquels il circule : à Montrouge, à Göttingen, à St Gallen et à Walla Walla dans l’État de Washington. Il aime les voyages de l’un à l’autre, reconnaît-il, parce qu’il part « toujours avec l’idée que quelque chose va arriver ». Il a soin d’avoir un carnet de notes dans sa poche. « Ou alors, en avion, j’utilise les sacs vomitoires, car ils sont d’une très bonne qualité de papier », précise-t-il avec le sens de la plaisanterie qui le caractérise.

Retour à ces poésies : elles sont souvent très énigmatiques. L’une d’elles commence ainsi : « Free of enchantement, The white bowl, Eats the blossoms, A special red fruit, free milk and the comfort of childhood. » Et une autre : « Now the doctor comes to dance, The train arrives, Rosie takes me home and I go… » Celle-ci, Dine veut bien l’expliquer. Elle est tout entière autobiographique. Le train est un souvenir d’enfance. À Cincinnati (Ohio), où il est né en 1935, sa famille habitait près d’une petite gare et son père l’y menait voir passer les trains. « On voyait encore les cheminots jeter le charbon dans la chaudière. C’était d’énormes machines, ces trains. Ils me fascinaient. » Lors d’une précédente conversation, il avait déjà évoqué l’histoire de sa famille d’émigrants juifs venus de Pologne et de Lituanie. Ils se sont d’abord établis en Géorgie, État du sud des États-Unis. Ils l’ont quitté pour l’Ohio en raison de l’antisémitisme du Ku Klux Klan. Il y revient en quelques mots : « L’histoire raciste des États-Unis. » Mais il préfère évoquer son adolescence et, plus particulièrement, la maison de son grand-père plombier et la quincaillerie où celui-ci travaillait.

« Quand j’ai eu huit ans, raconte-t-il, j’ai eu la charge de couper les tubes. C’était une belle machine, il fallait placer le tube et rabattre le couperet à l’endroit exact. Pour lubrifier le mécanisme, il y avait de l’huile, beaucoup d’huile noire et le plancher en était couvert. Les éclats de métal coupé tombaient et restaient pris dans l’huile. C’était très beau.

-Vos débuts de peintre ?

– Oui, on peut dire ça. En fait, tout ce qu’il y avait dans la quincaillerie de mon grand-père, les tubes, les instruments, les matériaux, tout cela m’a donné un lexique, que j’utilise toujours aujourd’hui. »

« Sa pensée et ses gestes peuvent ainsi aller librement de la poésie à la peinture ou la sculpture. Ces trois modes de création se rejoignent et s’entraident. Son atelier est donc une sorte d’œuvre d’art totale. » 

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Pour s’en assurer, il n’y a que quelques pas à faire. Derrière l’une des cloisons qui ont été dressées entre les piliers se trouve l’espace réservé à la peinture. L’œil est immédiatement arrêté par un travail en cours : une longue et haute plaque de bois est éclaboussée de coulures et de taches, d’un bleu intense à des jaunes pâles, des oranges et des rouges. Le quadrillage noir et blanc d’un damier y est peint. De petites pièces de bois peintes y sont collées. Mais ce que l’on voit d’abord, ce sont les tubes d’acier gris fixés en avant de la peinture, zigzagant dans l’air. Un fauteuil de métal et d’osier s’y trouve pris par son dossier. L’œuvre a été commencée après son retour de l’exposition de Venise. « Pour éviter de déprimer, il me fallait commencer quelque chose. Et voilà. Mais je ne sais comment son histoire va continuer. »

The Waltz (Grunewald)

Détails

Quand on lui fait remarquer que, d’habitude, les tubes qu’il aime à placer en avant de ses compositions sont en cuivre et dessinent des courbes, alors que cette fois ils sont en acier et tracent des angles droits, il explique à nouveau : « Ce sont les mêmes tubes que ceux que je découpais enfant. On ne s’en sert presque plus aujourd’hui. On a même eu beaucoup de mal à en trouver, il a fallu aller chez trois fournisseurs pour récupérer ce dont j’ai besoin. Aujourd’hui, on ne trouve plus que ces affreux tuyaux en plastique, horribles. » Il semble que leur principal défaut, aux yeux de Dine, est qu’ils sont impropres à tout usage artistique. Mais la nostalgie a aussi sa part dans son dégoût, ce qu’il reconnait tout en riant de lui-même.

Le damier n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, un hommage à Duchamp et au jeu d’échecs. « Je ne joue pas aux échecs, je joue aux dames », affirme Dine. Mais il parle volontiers de Duchamp et de son épouse Teeny, qu’il rencontrait à New York dans les années 1960. « Ils étaient très gentils avec moi, comme avec Rauschenberg, Johns, Cage et les autres. Ils venaient à toutes les expositions. Lui, je ne l’ai pas connu de très près : je le voyais alors comme un vieux monsieur extrêmement digne. Mais je connaissais un peu Teeny. » Commence alors un de ces récits autobiographiques tortueux dans lesquels il excelle. On apprend ainsi que Teeny Duchamp, qui avait été d’abord l’épouse du galeriste Pierre Matisse, fils d’Henri, était, comme Dine, native de Cincinnati. Elle était la fille d’un chirurgien, Robert Sattler, reconnu et fortuné – « very high society, big money », précise Dine. Durant ses études, elle avait eu parmi ses camarades un nommé Clarence Lubin, qui devint un mathématicien de renom et participa à ce titre au Projet Manhattan. Or, Clarence Lubin était un cousin de Dine. « C’est même le seul, raconte-t-il, qui me comprenait et m’aidait à mes débuts, alors que toute ma famille désapprouvait mon désir de devenir artiste. Donc Teeny voyait à peu près qui j’étais… »

À quelques pas de ce grand tableau en cours, sur un chevalet, un dessin est punaisé sur une planche : un portrait d’homme, sexagénaire sans doute, encore inachevé, d’un réalisme extrême, très loin de la manière la plus connue de Dine. C’est un vieil ami californien de l’artiste, qui vient le voir de temps en temps. Il a posé trois fois, il reviendra. « J’aime ces séances. Je parle constamment avec le modèle, je le questionne, je le connais mieux. »

« Tout commence avec le dessin. […] Le dessin apprend à savoir bien regarder et à faire confiance à ce que vous tracez sur la feuille. Il m’est même arrivé d’arrêter de travailler pendant longtemps pour ne plus faire que dessiner. C’est ainsi que j’ai pu éduquer mon œil et appris à prendre certaines décisions visuelles quand je travaille. J’en suis certain : le dessin m’a tout donné. »

Le catalogue Dog on the Forge

La conversation redevient plus sérieuse quand on lui fait remarquer combien le style de ce portrait diffère de celui d’autres de ses dessins, dont ses autoportraits et, à plus forte raison, de sa manière de peindre. « Je ne sais pas », répond-il d’abord. Puis : « Ce n’est pas conscient. Je fais juste ce qui est approprié. Je ne choisis pas, c’est simplement nécessaire. C’est une question d’habileté, rien de plus. » Mais cette habileté, comment l’explique-t-il ? « On naît avec. Ensuite on l’aiguise, par le regard, par le travail. » Et, poursuivant sa pensée : « Tout commence avec le dessin. Pas parce que je dessinerais des esquisses avant de peindre ou des choses comme ça : pas du tout. Mais le dessin apprend à savoir bien regarder et à faire confiance à ce que vous tracez sur la feuille. Il m’est même arrivé d’arrêter de travailler pendant longtemps pour ne plus faire que dessiner. C’est ainsi que j’ai pu éduquer mon œil et appris à prendre certaines décisions visuelles quand je travaille. J’en suis certain : le dessin m’a tout donné. »

Header : Vue d’exposition, Dog on the Forge, 60ème Biennale de Venise, Palazzo di Rocca, 2024.
Deuxième image : Philippe Dagen et Jim Dine à l’atelier de l’artiste à Montrouge, 2024.
Troisième image : Vue d’exposition, Dog on the Forge, 60ème Biennale de Venise, Palazzo di Rocca, 2024. Photo © Ugo Carmeni.


Philippe Dagen est professeur d’histoire de l’art contemporain (Université Paris I Panthéon-Sorbonne), commissaire d’expositions et critique pour le quotidien Le Monde. Ses travaux de recherche portent sur les « primitivismes » au XX° siècle, sur les relations entre création et guerre et sur l’art actuel.

Né en 1935 à Cincinnati dans l’Ohio, Jim Dine vit et travaille entre Paris, Göttingen en Allemagne et Walla Walla aux États-Unis. Pionnier du happening et compagnon du Pop Art, il emprunte une voie singulière. Grand expérimentateur de techniques, il travaille le bois, la lithographie, la photographie, le métal, la pierre ou la peinture. L’outil et le processus de création sont aussi cruciaux que l’œuvre achevée. L’artiste explore les thèmes du soi, du corps, de la mémoire à travers une iconographie personnelle composée de cœurs, de veines, de crânes, de Pinocchio et d’outils.

L’artiste