Essai
Leslie Cozzi, commissaire de l’exposition ‘Omar Ba : Political Animals’ au Baltimore Museum of Art, éclaire la démarche du peintre et les grands thèmes de l’exposition : appartenance, biopolitique, hybridité et pouvoir.
Un dense réseau de cylindres bleu électrique quadrille une étendue de peinture blanche tachetée. Des feuilles délicates, veinées de blanc, qui poussent à leurs croisements, confèrent une qualité organique à ces formes tubulaires énigmatiques. De petites silhouettes esquissées au crayon occupent les espaces négatifs de ce fourré. Certaines regardent vers le spectateur ; d’autres font face à l’espace imaginaire de la toile, comme si elles affrontaient une réalité distincte. Individus, couples, enfants ou parents – toutes les étapes du cycle de la vie sont représentées dans ces groupements. Les lignes blanches festonnées qui entourent ces silhouettes amplifient leur énergie. Comme une bonne partie du travail du peintre contemporain sénégalais Omar Ba (né près de Dakar, au Sénégal, en 1977), Eternal Resemblance 1, 2017, donne à voir des personnes liées par des forces qui leur sont extérieures, parfois même au-delà de leur conscience. Le concept d’ »affinité » inscrit dans la structure formelle de l’œuvre, et mis en avant dans son titre, contient toutefois un certain degré d’ironie, car si nous pouvons nous voir comme des individus, nous sommes définis par notre relation avec un groupe plus large. Ces paradoxes de la nature humaine et de l’appartenance prennent forme dans la pratique de Ba.
Le processus de peinture et l’utilisation des matériaux de l’artiste incarnent son engagement envers la communauté locale. Il travaille habituellement à partir de photographies qu’il prend chez lui ou autour de Dakar, la capitale du Sénégal, où il saisit la culture des jeunes et la vie quotidienne sur les marchés, dans les rues et sur les plages, pour renouveler constamment son stock d’informations visuelles. À partir de cet afflux de stimuli visuels, il sélectionne des portraits particulièrement évocateurs de personnes ou d’animaux qu’il imprime sur du papier couleur et accroche au mur de son atelier. Il réalise plusieurs copies de ces images sources et esquisse parfois la figure avec de la peinture noire appliquée en couches épaisses pour la détacher de son contexte d’origine et donner ainsi une nouvelle vie à son avatar peint. Il teste ensuite différentes densités et opacités de couleur, travaillant sur de multiples toiles simultanément et construisant un sujet couche par couche pour produire une version chimérique et monumentale de son ancien soi.
Ses couleurs bigarrées et ses motifs superposés semblent grouiller de vie. D’un point de vue stylistique, il s’agit d’une rupture majeure avec les aplats de couleur souvent utilisés par les artistes contemporains, comme Kerry James Marshall, pour représenter la figure noire. Le travail de Omar Ba possède en effet une tactilité et une dimensionalité qui ne proviennent pas seulement de la surface du carton ondulé qu’il utilise régulièrement. En recourant à une large gamme de techniques sèches et humides (peinture à l’huile et acrylique, aquarelle, encre, craie grasse, stylo-bille, Tipp-Ex, pastel, crayon de couleur), il obtient des effets de texture et de couleur que d’autres artistes obtiennent souvent avec des perles, du tissu, des paillettes et des appliques. Ses peintures sont constituées de réseaux de touches plumeuses, d’écheveaux de couleur projetés ou appliqués, de cercles répétés et d’autres détails dessinés au crayon. Il élabore souvent la composition à partir d’un fond uni. C’était à l’origine une façon de subvertir le racisme inhérent à un canon occidental qui, depuis des siècles, définit la beauté comme synonyme de blancheur [1].
Ces dernières années – depuis son premier séjour aux États-Unis, au printemps 2020 –, Omar Ba a commencé à expérimenter différents supports, notamment la toile non apprêtée. Cette surface plus transparente lui permet de saisir les effets spontanés de la peinture et, selon ses mots, de « construire une technique à partir de l’accident [2] ». Il manipule, puis superpose, différentes valeurs de noir sur noir et de blanc sur blanc. Cette sophistication des tons est peut-être moins immédiatement évidente que sa maîtrise de la couleur, mais on peut soutenir qu’elle est encore plus exigeante. S’il ne crée pas de répliques précises et illusionnistes, ses surfaces prennent les qualités physiques des objets qu’elles représentent – des feuilles cireuses et veinées ; une peau froissée et tachetée.
Au-dessus de cette structure noire et blanche, une profusion de couleurs presque primaires confère une qualité luxuriante, densément végétale, à son travail. Cela convient parfaitement à une œuvre qui thématise si souvent l’interdépendance entre les personnes et l’environnement. Son travail peut être compris comme une méditation sur la biopolitique, qui examine comment le pouvoir défini en fonction de la biologie exerce son contrôle sur la vie et la mort [3]. Les formations ressemblant à des branches qui parcourent ses compositions rappellent les origines linguistiques communes des mots « roots » et « race », en anglais comme dans sa propre langue, le français. Mais si le racisme subdivise les personnes et justifie la violence en établissant « une césure biologique entre les uns et les autres [4]», Ba insiste sur ce qu’il considère comme des questions plus importantes : les relations et l’appartenance.
Omar Ba imagine la nature précaire
et dépendante de l’existence
à travers le motif de la toile d’araignée.
Omar Ba imagine la nature précaire et dépendante de l’existence à travers le motif de la toile d’araignée. Les systèmes visuels compliqués de l’artiste sont ancrés dans un palimpseste d’histoire personnelle et sociale, mais il convient de remarquer que son travail n’est pas représentatif de la version schématique de l’art africain – souvent confondue avec la sculpture d’Afrique centrale et de l’Ouest – largement acceptée aux États-Unis [5]. Cela tient en partie à la particularité du Sénégal par rapport à d’autres nations du continent. En tant qu’ancien cœur cosmopolite de l’Afrique occidentale française, le Sénégal a longtemps contribué au marché de l’art mondial et en a bénéficié. Les artistes sénégalais ont travaillé dans le monde entier tout au long du XXe siècle, et Dakar peut se vanter de posséder l’une des biennales les plus anciennes et les plus importantes d’Afrique [6]. Omar Ba lui-même est le produit de formations en écoles d’art en Suisse et au Sénégal. Il n’est donc pas surprenant que, lorsqu’il évoque les artistes qui l’intéressent, il cite Jasper Johns et sa manipulation de matériaux ainsi que son appropriation directe de symboles politiques ; Andy Warhol et son implication dans les affaires de la vie quotidienne – des boîtes de soupe à la violence politique – ; ou encore Chaïm Soutine et sa maîtrise de la peinture, discrète mais viscérale.
Omar Ba se décrit comme musulman et animiste, en soulignant qu’en Afrique de l’Ouest, l’animisme est antérieur au christianisme et à l’islam et qu’il continue de moduler la pratique de l’islam à l’échelon local. Avant sa naissance, son père était directeur de cabinet au ministère des Affaires étrangères, dans le gouvernement de Léopold Sédar Senghor. Premier président du Sénégal après l’indépendance (1960-1980), Senghor était aussi un célèbre partisan du mouvement littéraire et philosophique anticolonial qui promouvait une conception idéalisée de la civilisation noire, connu sous le nom de « négritude » [7]. Le portrait de famille évoqué plus haut peut être vu comme une incarnation de ces principes, définis comme « la valorisation de l’identité africaine à travers les canons de l’Occident [8]». Mais le travail de Omar Ba ne défend pas naïvement l’assimilation ou l’hybridité culturelle comme une vertu catégorique.
Né dans un village sérère près de Dakar en 1977, Ba a grandi dans un Sénégal marqué par le déficit démocratique et les difficultés économiques. Les politiques d’austérité fiscale prescrites par l’Occident, appliquées d’abord au Sénégal, puis ailleurs en Afrique, ont démontré la fragilité des économies des nouvelles nations postcoloniales [9]. Les effets dévastateurs de ces programmes sont symptomatiques des problèmes économiques et politiques que Ba affronte aujourd’hui dans son travail – la dépendance à l’égard des ressources, l’impérialisme occidental et la catastrophe humanitaire. Les malheurs de l’Afrique ne sont pourtant pas la seule préoccupation de l’artiste. L’emblème de l’Organisation des nations unies, qu’il cite souvent, peut être compris, de la même manière, comme une critique de la structure clientéliste et de l’inefficacité de cette organisation en tant que garante de la paix mondiale.
Une grande partie du travail de Omar Ba traite de la circulation et des migrations, comme le rendent palpable les spirales et les lignes ondulantes de ses formes. Il évoque parfois les migrations en un sens mythique ; ailleurs, il aborde leurs dures réalités.
Sans tomber dans le stéréotype de l’art africain, comment comprendre le défi particulier que représente le travail de Omar Ba pour les spectateurs, dans le contexte de sa première exposition personnelle dans un musée aux États-Unis[10] ? Le célèbre égyptologue et activiste anticolonial sénégalais Cheikh Anta Diop déclarait dans son traité de référence, Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ? : « Nos enquêtes nous ont convaincus que l’Occident n’a pas été assez calme et objectif pour nous enseigner notre histoire correctement, sans falsifications grossières [11]. » En déployant une logique similaire, les peintures de Omar Ba suggèrent que l’Occident pourrait avoir besoin à son tour de revoir sa propre histoire, et pour les mêmes raisons. Avec leur splendeur visuelle désarmante, ses images remettent en cause les présomptions de supériorité culturelle et de souveraineté politique profondément ancrées dans les visions du monde européenne et américaine. Elles démontrent, comme l’indique Simon Njami, que : « L’histoire de l’Europe de ces derniers siècles, qu’elle l’admette ou non, est une histoire africaine. De même que l’histoire africaine est résolument européenne [12]. » La représentation de globes et l’invocation de l’océan Atlantique, fréquentes chez Omar Ba, nous rappellent notre interdépendance. Elles impliquent aussi la responsabilité spécifique des États-Unis, la superpuissance mondiale régnante de la fin du XXe siècle, au sein de cet ordre mondial inégal. Omar Ba remet ainsi en question l’exceptionnalisme américain ; il montre que nos échecs sont des échecs mondiaux. Il insiste sur la contiguïté de contextes apparemment disparates en représentant avec des couleurs vives la corrélation complexe de toute la création et les cycles de causalité qui produisent un présent ignorant à partir d’un passé problématique.
Omar Ba, ‘Political Animals’, Baltimore Museum of Art, jusqu’au 2 avril 2023
– Leslie Cozzi est conservatrice des estampes, dessins et photographies au Baltimore Museum of Art, où elle est responsable de la collection d’œuvres sur papier postérieures à 1900. Au BMA, elle a contribué à la conception du programme « 20/20 Vision » du musée, et a organisé plusieurs expositions, dont l’enquête « A Modern Influence: Henri Matisse, Etta Cone and Baltimore. Lauréate du prix de Rome 2017-2018 à l’Académie américaine de Rome, elle a précédemment occupé le poste de conservatrice associée au Grunwald Center for the Graphic Arts du Hammer Museum (Los Angeles).
[1] « À l’école, nous devions toujours peindre sur du blanc, selon l’idée qu’il était plus facile de voir les couleurs, de les voir correctement. Mais, à un moment, j’ai réalisé que cela relevait aussi de l’idéologie… Toujours commencer par le blanc, avec l’idée que tout ce qui est propre est blanc, et que tout ce qui est sale est noir. J’ai voulu faire le contraire. C’est une manière de montrer la pureté de la noirceur, et aussi de redresser l’histoire », Omar Ba, cité dans Gaëtane Verna (dir.), Omar Ba: Same Dream = Vision partagée, Toronto, The Power Plant Contemporary Art Gallery, 2019, p. 7.
[2] Conversation avec l’artiste, 5 mars 2020.
[3] Dans les premières phrases de son essai « Nécropolitique », l’historien camerounais Achille Mbembe déclare que « l’expression ultime de la souveraineté réside largement dans le pouvoir et la capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir ». Il examine ensuite les expressions historiques de la violence biopolitique ainsi que ses formations plus récentes, mobiles et technologiques. Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, vol. 21, no 1, 2006, p. 29-60. Pour plus de détails sur l’application de la biopolitique à l’art contemporain africain, voir Okwui Enwezor et Chika Okeke-Agulu, Contemporary African Art since 1980, Bologne, Damiani, 2009, p. 46.
[4] Mbembe, « Nécropolitique », art. cit., p. 31.
[5] Christa Clarke et Kathleen Bickford Berzock, « A Historical Introduction », Representing Africa in American Museums: A Century of Collecting and Display, Seattle, University of Washington Press, 2011, p. 3-19.
[6] Joanna Grabski, Art World City: The Creative Economy of Artists and Urban Life in Dakar, Bloomington, Indiana University Press, 2017, p. 2-6 ; Elizabeth Harney, In Senghor’s Shadow: Art, Politics and the Avant-Garde in Senegal, 1960-1995, Durham, Duke University Press, 2004, p. 6-14, 34-38 ; Enwezor et Okeke-Agulu, op. cit., p. 13.
[7] Harney, In Senghor’s Shadow, op. cit., p. 21-33.
[8] Enwezor et Okeke-Agulu, op. cit., p. 19
[9] Je suis consciente ici des efforts symboliques d’inclusion qui reviennent régulièrement dans les comptes rendus mondialisés de l’Afrique contemporaine : « Ainsi, alors que les artistes célèbrent les libertés associées à la mondialisation et à la transnationalisation, une telle participation plus large, détachée des marqueurs de la nationalité et de l’identité, n’est pas sans contradictions. Il semble en effet qu’au moment où les artistes africains pourraient se présenter comme faisant partie d’un champ mondial dénationalisé de la production artistique, leur africanité est réifiée », Enwezor et Okeke-Agulu, op. cit., p. 25.
[10] Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ?, Paris, Présence africaine, 1993 [1967].
[11] Simon Njami, « Chaos et métamorphose », dans Marie-Laure Bernadac et Simon Njami (dir.), Africa Remix. L’art contemporain d’un continent, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2005, p. 20.