Philippe Cognée. La peinture d’après

Colin Lemoine, commissaire de l’exposition ‘Philippe Cognée. La peinture d’après’ au musée Bourdelle analyse la démarche d’un artiste qui peint, toujours, avec les autres : il y est question de prolifération et de repeinture, de germination et de finitude.

On peint toujours après. Après l’autre, après des autres, après des huiles sur toile et des tempéras sur bois, après des polyptiques alignés dans des pinacothèques ou des tableaux d’histoire suspendus dans les déambulatoires des églises, après Cimabue, Rembrandt, Van Gogh ou Cézanne, après des crucifixions, des autoportraits, des champs de blé ou des baigneuses, après Frenhofer et Elstir, après Lascaux et Pompéi, après des aurochs dans des grottes humides ou des cultes bachiques dans des tombes insolées. On peint toujours après de la peinture. […] Structurée autour d’un projet majeur – Le Catalogue de Bâle (2003-2013) –, l’exposition ‘Philippe Cognée. La peinture d’après’ est la plus importante jamais consacrée à l’artiste dans une institution parisienne […]. Dans la grande extension minérale du musée Bourdelle, conçue en 1992 par l’architecte Christian de Portzamparc, les trois séquences du parcours explorent un processus de repeinture [1], par lequel Philippe Cognée réinvestit des œuvres anciennes et, en Janus moderne, scrute les hiers pour entrouvrir les demains, manière d’assumer le destin de toute peinture qui, bien qu’elle vienne toujours après, peut donner à voir encore et à nouveau, obstinément et nouvellement. En un mot, inépuisablement.

REPEINTURE

Dans Picasso, Cézanne. Dans Cézanne, Manet. Dans Manet, Vélasquez. Dans Vélasquez, Le Greco. Les influences et les admirations dessinent une histoire de l’art gigogne faite de citations et d’allusions, d’emprunts délibérés ou d’actes manqués. À cet égard, Philippe Cognée aura régulièrement assigné des œuvres iconiques non pour les copier servilement, non pour les dupliquer selon un dessein académique ou une virtuosité stérile, mais pour les défigurer en vertu d’une technique éprouvée : après avoir réalisé sur la toile une peinture à l’encaustique, autrement dit à la cire, l’artiste habille sa composition d’un film plastique qu’il fait ensuite fondre à l’aide d’un fer à repasser, créant un tremblé éminemment reconnaissable et un enfouissement de la matière picturale. […]
Car telle est la trouvaille de Philippe Cognée : en dépit de la dénaturation inférée par son procédé, en dépit de l’altération foncière de la couche picturale, il subsiste toujours quelque chose de l’œuvre première, de sorte que le coup de fer à repasser, semblable à la vague estompant le dessin de l’enfant sur le sable, n’efface pas totalement la forme primitive mais en conserve l’essentialité, ce qui reste quand il n’y a presque plus rien. Par conséquent, cette technique de (re)passage ne saurait être une abolition ; elle est, bien au contraire, une épiphanie – de l’œuvre, et du regard. En effet, distinguant la peinture séminale, pourvu que les linéaments de l’œuvre soient préservés [2], je distingue également ce que mon regard peut voir, ce qu’il est capable de saisir malgré le désordre du visible ou l’ébranlement de la matière première. Meurtrie la chair, demeure le squelette, ce squelette qui permet l’identification, en peinture comme en criminologie. […]

PROLIFÉRATION

[…] Philippe Cognée révère la profusion. Le nombre. Ce nombre qui est la marque exaltée de la récidive. Nombreux sont ses autoportraits qui, désagrégeant la parure et le statut de l’artiste dans le sillon de Rembrandt puis de Francis Bacon, entérinent la défiguration du « corps du roi [3] », ce corps tout à la fois « dynastique » et « mortel », pour paraphraser Pierre Michon. Nombreuses sont ses vanités (2001-2022), à l’encaustique ou à l’encre, érigeant le crâne en métonymie poignante de la              « communauté morte-vivante [4] », dans le sillage de Pieter Claesz et de Philippe de Champaigne. Nombreuses sont ses carcasses (2003) à réinvestir les chefs-d’œuvre de Chaïm Soutine, quand chair et viande sont l’avers et le revers d’un corps éminemment vulnérable, infiniment sensuel. […] Présentées dans la première séquence de l’exposition, conçue comme l’antichambre du Catalogue de Bâle, les terre cuites de l’artiste attestent, outre la persistance du tropisme sculptural, l’importance de la prolifération dans l’œuvre de Philippe Cognée, dont Pierre Bergounioux rappelle qu’elle est hantée par les abattoirs et les grandes surfaces – locution de peintre, s’il en est –, à l’heure où « le supermarché tient du nouveau roman [5] ». […]

LE CATALOGUE DE BÂLE (détail), 2013-2015, d’après Antoine Bourdelle, 29,7 × 21 cm

Le Nantais aura fouillé comme nul autre la neutralité du sujet, élisant, à côté des chefs- d’œuvre de l’art occidental, des motifs infiniment disponibles, volontiers triviaux. Pas de gommes, mais des chaises en plastique, des arbres anonymes, des fleurs de peu, des cendriers, des containers, autant de choses pauvres que la noblesse de l’art permet d’exhausser, de rendre à la peinture, de visibiliser, là où la familiarité et le banal avaient exténué notre enchantement. […]

CATALOGUE

Nodale, la deuxième séquence de l’exposition est consacrée à un ensemble étourdissant de quelque mille peintures – Le Catalogue de Bâle (2003-2013) –, présentées au sein d’un vaste labyrinthe, le visiteur étant flanqué sur sa gauche comme sur sa droite par une rangée de peintures disposées à touche-touche [6]. Chaque pièce est exécutée selon une même règle, qui confine au rituel. Sélectionnant un catalogue d’Art Basel, abritant des d’œuvres superlatives, réputées les plus belles et les plus chères du marché de l’art, Philippe Cognée en prélève une page puis badigeonne de blanc tout ce qui – texte, légende, notice – entrave la reproduction de l’œuvre – sculpture, peinture ou installation –, ainsi épargnée, et soustraite à son contexte. […] Peinture d’après, donc, d’après Hans Hartung, d’après Alberto Giacometti, d’après Jeff Koons ou d’après Pascale Marthine Tayou [7], mais aussi peinture sur, littéralement sur le motif.

LE CATALOGUE DE BÂLE (détail), 2013-2015

Par ce geste, qui est une traduction de la langue maternelle, et donc une trahison, mais une trahison loyale, Philippe Cognée re-présente par la peinture une œuvre qui était re-produite mécaniquement, sur des rotatives impersonnelles. En d’autres termes, ce qui était une image, il y a quinze minutes à peine, redevient une œuvre. Geste politique, donc, celui qui consiste à blesser la marche du monde, à contrarier cette sursaturation non pas de la peinture mais de l’image de la peinture – dans les magazines ou sur les boîtes de gâteaux, dans les publicités ou sur les couvertures des livres de poche –, quand chaque œuvre nous parvient désormais comme désincarnée, sans texture et sans poids, privée de sa corporéité et de sa grâce, nimbée de sa seule aura, cette aura qui est sa jumelle hétérozygote et sa fausse amie, son rayonnement hypnotique ou son nimbe éclatant, la métaphore lumineuse s’exaspérant au royaume des smartphones, des écrans et des ateliers des lumières. Cette repeinture vient redonner à l’œuvre sa vocation première, et presque religieuse, laquelle tient dans son irrésistible singularité.
Par ailleurs, en mettant toutes ces œuvres à sa main – les repeintures sont exécutées selon une gestualité indifférente à la nature de la pièce matricielle –, Philippe Cognée conçoit une histoire de l’art cohérente, et comme homogène, d’autant que les pièces ainsi nées ont nécessairement toutes le même format – celui du catalogue dont elles sont issues (21 × 29,7 cm). Mieux, une histoire de l’art et une histoire du marché de l’art – avec leurs discernements, leurs oublis et leurs angles morts, leurs fulgurances et leurs aberrations. […]

PIVOINE 2, 2022, peinture à la cire sur toile, 240 × 180 cm

SÈVE

[…] Sève. Tel est le maître-mot des sculptures d’Antoine Bourdelle, tendues par une force organique, traversées par un flux intérieur, épanouies et impénétrables. La sculpture comme une fleur – tige et pétale, phallique et féminine, dionysiaque et apollinienne : cette allégorie vaut à Philippe Cognée de livrer, toujours pour cette dernière section, des toiles inédites [8] appariant les rondes bosses et les fleurs, la vitalité des unes et vigueur des autres. L’Arrosoir fleuri (1951-1953) de Pablo Picasso, les philodendrons de Sam Szafran, qui fut un ciseleur hors pair, les fleurs diaprées de Johan Creten, céramiques fragiles et contondantes, le prouvent : réunies par un même principe vitaliste, par une même germination, sculpture et fleur ont partie intimement liée. Au reste, la sculpture n’est-elle pas devenue autonome en s’arrachant au monument comme la fleur au bouquet, comme le tournesol à son champ, comme l’asperge à sa botte ?

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‘Philippe Cognée. La peinture d’après’, musée Bourdelle (Paris), jusqu’au 16 juillet 2023.
‘Philippe Cognée’, musée de l’Orangerie (Paris), jusqu’au 4 septembre 2023.

Colin Lemoine est historien de l’art, critique d’art et écrivain. Responsable des sculptures au musée Bourdelle, il est le commissaire scientifique de l’exposition ‘Philippe Cognée. La peinture d’après’. Collaborateur régulier pour L’Œil et Le Journal des arts, il dirige une collection littéraire chez Flammarion et a publié deux romans – Qui vive et Malgré – parus respectivement en 2019 et 2023 chez Gallimard.

Ce texte est une version réduite et éditée de l’essai de Colin Lemoine, « Philippe Cognée. La peinture d’après », issu du catalogue de l’exposition éponyme publié par Paris Musées en 2023.

  1. Ce néologisme est nôtre.
  2. On se souviendra ici de l’expérience de l’université de Cambridge démontrant combien le lecteur, en dépit du chamboulement des lettres d’un mot, est capable de déchiffrer ce dernier, pour peu que la première et la dernière lettre soient maintenues à leur place. Tout regard est un survol, un effleurement profond…
  3. Avec Corps du roi (Lagrasse, Éditions Verdier, 2002), Pierre Michon élabore assurément l’une des plus intenses réflexions sur le corps symbolique et réel, « immortel » et « fonctionnel », de l’auteur, de l’artiste qui, par nature imbu de réflexivité, ne dédaigne pas de mettre en œuvre les représentations de lui- même – photographies tierces et images spéculaires.
  4. Cette expression, élaborée par Arnaud Esquerre (Les os, les cendres et l’État, Paris, Fayard, 2011) ouvre l’épilogue de l’ouvrage décisif de Laurence Bertrand Dorléac, Pour en finir avec la nature morte (Paris, Gallimard, coll. « Art et artistes», 2020, p.253). Cette brillante investigation livresque s’est récemment incarnée dans une exposition, sise au musée du Louvre (‘Les Choses. Une histoire de la nature morte’, 12 octobre 2022-23 janvier 2023).
  5. Pierre Bergounioux, Peindre aujourd’hui. Philippe Cognée, Paris, Éditions Galilée, 2012, p. 33.
  6. Cet ensemble fut présenté, très partiellement et selon des dispositifs différents, à deux reprises : en 2016, à la Fondation Fernet-Branca, dans le Haut-Rhin, puis à Saint-Gratien, à l’automne 2018.
  7. Peindre après. Peindre d’après. Le terme anglais after a le mérite de conjoindre ces deux notions – la continuation et l’inspiration, le temps et la réponse, le temps de la réponse –, car toute œuvre est un écho. Mais de quoi, semble (nous) demander Philippe Cognée ?
  8. Bien que l’exposition ‘Carne dei fiori’, qui se tint à la galerie Templon, à Paris, du 11 janvier au 7 mars 2020, sacrât assurément l’exploration par l’artiste du motif floral.