Wind Study : l’infini et l’infinitésimal

Essai

La mathématicienne Maria Cumplido Cabello s’intéresse aux concepts mathématiques présents dans les dessins et les installations de Jitish Kallat, où les éléments naturels, la fugacité du temps et la finitude humaine coexistent avec des courbes, des fractales et des algorithmes.

Wind Study : l’infini et l’infinitésimal
Par María Cumplido Cabello

Le vide et le plein. Le lointain et le proche. Le banal et le mystérieux. Ces dualités sont des constantes dans le travail de Jitish Kallat. Comment trouver l’incommensurable dans les petites choses et vice versa ? Comment l’intentionnalité de l’artiste peut-elle dialoguer avec le caractère aléatoire de la volonté de la nature ? Dans la série Wind Study, les traits de l’artiste s’enflamment, livrés au vent. Cet intermédiaire aussi naturel qu’invisible joue un rôle important dans la création de l’œuvre, provoquant ainsi une interaction entre deux éléments fondamentaux : le feu et le vent. Les dessins de Jitish Kallat nous incitent à réfléchir à la théorie du chaos, aux systèmes physiques et mathématiques qui sont profondément modifiés par des variations mineures et qui sont extrêmement difficiles à modéliser. Quelles conditions climatiques, à des kilomètres de l’atelier de Kallat en Inde, forment le vent qui fera bouger ces flammes ? L’introduction d’un élément naturel est déjà présent dans les premières œuvres de l’artiste, telles que Rain Study, dans laquelle des gouttes de pluie tombent des nuages pour former des constellations à l’intérieur de cercles de pigments noirs.

Ce dialogue avec les forces invisibles à l’œuvre débouche in fine sur une dimension mathématique. Jitish Kallat s’y réfère pour décrire les phénomènes de la réalité. Il observe les motifs, la répétition des nombres et des formes, et utilise les algorithmes comme guide. Il cherche des dessins qui n’émergent pas d’un simple exercice intellectuel, mais de quelque chose de plus intuitif. Dans Circadian Study (contact tracing), les dessins sont produits par l’ombre de souches d’arbres morts stockées dans son atelier et sont fortement conditionnés par le temps et la géométrie. Ces dessins représentent les différentes positions du Soleil et de la Terre par rapport aux souches d’arbres et au papier. Dans Integer Study (drawing from life), l’artiste est guidé par trois nombres représentant l’humanité – ceux des décès, des naissances et de la population présente sur Terre – pour créer un rituel presque primitif, qui lui permet de saisir une situation en constante évolution dans une série de dessins quotidiens. Jitish Kallat s’impose ainsi le besoin de collaborer avec les conditions extérieures. Nous retrouvons un procédé similaire dans Wind Study.

« L’utilisation de la courbe de Hilbert dans Wind Study pourrait être l’abstraction ultime d’une idée récurrente dans le travail de Jitish Kallat : la répétition de motifs et de cycles, à la fois au cours de l’histoire et dans la nature. » 

La courbe de Hilbert est une fractale, c’est-à-dire un processus de construction géométrique qui se répète infiniment à différentes échelles. Dans une fractale, la même forme est reproduite à l’infini. Dans n’importe quel dessin, si nous zoomons sur l’image, nous atteindrons une couleur, un pixel, et nous ne saurons plus quelle image elle compose. Mais les mathématiques ne sont pas limitées par la physique ; il n’y a pas de taille minimale pour les particules. Le dessin d’une fractale peut commencer à un niveau planétaire, puis l’on peut zoomer infiniment, pour atteindre une échelle infinitésimale, et continuer de voir le même dessin, par exemple, à un niveau atomique. La courbe de Hilbert permet à l’artiste d’occuper l’espace avec une seule ligne. La construction est la suivante : elle commence par un carré dont un côté a été effacé (aboutissant à ce que nous appelons une forme en U). Dans la première itération, les côtés du U sont « repliés vers l’intérieur » pour créer de nouveaux petits U sur chacun des trois côtés. À partir de ce moment, chaque fois que nous voyons une forme en U, et quelle que soit son orientation, nous répétons ce processus, qui se poursuit à l’infini. Cette courbe a aussi la propriété (que n’ont pas toutes les fractales), de remplir l’espace. Ce qui signifie que la courbe peut couvrir un espace entier ou, autrement dit, que pour un point donné de l’espace il existe une itération de la courbe qui passe par ce même point. Ainsi, quelles que soient les dimensions d’un espace, on peut employer ce processus pour le couvrir aussi densément que l’on veut, en conservant la structure de la courbe unitaire et une seule ligne, pliée autant de fois que souhaité.

Rain study (the hour of the day of the month of the season) IV

Détails

L’utilisation de la courbe de Hilbert dans Wind Study pourrait être l’abstraction ultime d’une idée récurrente dans le travail de Jitish Kallat : la répétition de motifs et de cycles, à la fois au cours de l’histoire et dans la nature. Nous le voyons dans ses œuvres qui traitent de textes historiques et archivistiques ou qui jouent avec l’idée de répéter des cycles lunaires complets. D’un point de vue historique, la courbe de Hilbert est une construction que l’on pourrait déjà qualifier de « classique » – elle est apparue à la fin du XIXe siècle comme une alternative à la courbe de Peano pour remplir l’espace – mais transcende les limites de cette simple question mathématique pour être utilisée aujourd’hui en informatique, par exemple en retouche d’image. Jitish Kallat la pousse plus loin, jusque dans le champ philosophique. Dans un monde de plus en plus fugace et rapide, la capacité d’adaptation de la courbe de Hilbert à maintenir son intégrité à n’importe quelle échelle constitue un contrepoids intéressant. L’artiste l’explore sur des espaces de plus en plus grands en multipliant les itérations, jusqu’à occuper une surface de plusieurs mètres. Il suggère que, en théorie, la courbe de Hilbert pourrait être utilisée pour faire le tour de la Terre, son caractère infini lui permettant d’occuper n’importe quel point de notre planète. Le thème du planétaire revient souvent dans la pratique de Kallat, comme nous l’avons vu précédemment : ses grandes peintures prennent la forme de projections cartographiques, le portfolio Integer Study devient un livre de comptes de l’humanité, ou dans Circadian Studies, les œuvres résultent de la rotation de la Terre. Indépendamment des restrictions imposées par la nature, la pureté de l’abstraction en mathématiques nous autorise à imaginer l’espace avec moins de limites.

 

« Les œuvres de la série Wind Study pourraient être une tentative de saisir les résultats improbables des systèmes chaotiques complexes que nous habitons, en enregistrant systématiquement leur caractère aléatoire, dans l’espoir d’y trouver un sens à l’avenir. »

Dans Wind Study, le concept d’infini revient régulièrement. Dans la plupart des œuvres précédentes de Kallat, nous pouvons voir des galaxies dans des peaux de fruits (la série Sightings, 2015- en cours) et des lunes dans des ‘rotis’ [pains indiens], (Epilogue, 2011), fusionnant le macro et le micro. Avec la courbe de Hilbert, l’utilisation des fractales nous permet de réfléchir à l’idée que l’infini peut être trouvé dans un petit espace de manière beaucoup plus géométrique et abstraite. L’utilisation de l’interaction du vent ajoute aussi un élément aléatoire, qui a trait à l’infini et à sa relation étroite avec zéro. Dans le cas de Wind Study, quelle est la probabilité que la nature forme exactement ce dessin ? Elle est la même que celle des gouttes de pluie dans Rain Study, qui dessinent exactement ce ciel étoilé. Pour calculer une probabilité simple, on divise le nombre d’événements par le nombre de résultats possibles. Mais le nombre de résultats possibles lorsqu’on fait dialoguer le vent avec le feu sur la courbe de Hilbert est immense, et les variables à prendre en compte sont si nombreuses que l’on pourrait les considérer comme infinies d’un point de vue pratique. La probabilité qu’une chose précise se produise parmi une infinité de possibilités est tout simplement nulle. C’est pourquoi on dit que la probabilité d’un nombre fini par rapport à un nombre infini est égale à zéro. En effet, puisque nous sommes incapables de maîtriser toutes les variables de notre existence, chaque moment que nous avons vécu avait une probabilité nulle de se produire, mais il s’est produit. Cela explique peut-être pourquoi les dessins de Jitish Kallat enregistrent toujours le moment et le lieu où ils ont été réalisés : pour que l’on se rende compte qu’ils sont uniques, parce qu’ils ne dépendent pas seulement de l’intention d’une personne mais aussi du caractère aléatoire de la vie, parce qu’en tout autre lieu et en tout autre temps, ils auraient été différents. Les œuvres de la série Wind Study pourraient être une tentative de saisir les résultats improbables des systèmes chaotiques complexes que nous habitons, en enregistrant systématiquement leur caractère aléatoire, dans l’espoir d’y trouver un sens à l’avenir.

En-tête: Wind Study ( Hilbert Curve) 3, 2022. Adhésif brulé, aquarelle et mine de plomb sur papier, 141 x 584 cm. (Détail)
2ème image: Integer Study (drawing from life), 2022. Installation, papier peint, dimensions variables.
Dernière image: Vue d’exposition, Encounters by Art Basel, Hong Kong, 2024


María Cumplido Cabello est titulaire d’un doctorat en mathématiques de l’université de Rennes 1 (France) et de l’université de Séville (Espagne). Elle a travaillé à l’université de Bourgogne (France), à l’université Heriot-Watt (Écosse), à l’université Complutense de Madrid et à l’université de Séville.
Ses travaux portent sur les mathématiques pures et la recherche d’interactions entre l’algèbre et la géométrie. María Cumplido Cabello a reçu le prix Vicent Caselles 2020 et le deuxième prix de la meilleure thèse STEM à l’université de Rennes.
Elle est également membre de l’Académie royale espagnole de mathématiques (RSME), de l’European Women in Mathematics (EWM) et de l’Association des femmes chercheurs et technologues (AMIT).

Né à 1974 à Mumbai, Jitish Kallat est l’un des artistes indiens les plus prometteurs de sa génération. Imprégnée de références autobiographiques, politiques et artistiques, l’œuvre de Jitish Kallat compose une chronique du cycle de la vie dans une Inde en mutation rapide. Connectant sociologie, biologie et archéologie, l’artiste porte un regard ironique et poétique sur les rapports transformés de la nature et de la culture.

L’ARTISTE